Noël nous a incité à faire un petit break dans notre vaste projet Canyon y Machete. Après un peu plus d’un mois passé ici, c’est aussi le moment de méditer pour faire un petit bilan.
Cartago est bondé, le centre-ville est inaccessible, à croire que plus personne ne travaille ! Nous nous sommes égarés dans la foule pour négocier quelques bonnets de Noël dans la rue des Péruviens et ce bain de foule a été suffisant pour nous faire chevaucher la moto et monter retrouver le calme de cette fête familiale dans les hauteurs. Nous aurions presque vu dans le rétroviseur les pétards et les feux d’artifices clandestins jaillir de tout Cartago, les petits feux de camps s’allumer dans les rues de certains quartiers et entendre le résonnement des rythmes latino saturer les basses. Nous avons eu vent que rester à Cartago pour Noël c’était la nuit blanche assurée, la ville dans son désordre le plus inimaginable, alors nous avons pris la sage décision de nous épargner le spectacle et de partir en retraite, comme toutes les familles qui se retrouvent dans les fincas de leur propriété !
Nous décidons de passer Noël au Cairo, un petit village récent construit sur les dernières crêtes du département du Valle del Cauca. Derrière ces dernières crêtes, le Pacifique … De quoi laisser n’importe qui rêveur. Nous avions été au Cairo en tout début de séjour avec Uva et Marianne. L’endroit était d’un calme apaisant. Ce petit village pas vieux de 100ans est pittoresque, s’inscrivant dans le Paysage Culturel du Café (PCC). En effet, la culture du café est ici omniprésente et fait vivre toute la population du Cairo. Chaque finca (ferme) cultive le petit arbre aux fruits rouges en s’infligeant une récolte sur ces pentes drues. Elles accommodent ingénieusement les grands toits plats de leur ferme pour ensuite faire sécher les graines récoltées. C’est ce paysage qui leurs a valu de figurer au rang de Patrimoine Mondial de l’Unesco.
Les habitants du village prennent grand soin de leurs belles demeures au style colonial : grandes bâtisses banches, grandes portes en bois, aucune fenêtre mais des grandes portes à l’étage également, qui s’ouvrent sur de petits balcons. Les murs en terre cuite sont tenus par une ossature en bois peinte de vives couleurs. Le village s’organise comme tout village colombien : autour de la place Bolivar, en un carré à partir duquel s’alignent parallèlement chaque rue dans une parfaite harmonie géométrique. Nous avons la chance d’héberger dans une de ces splendides demeures coloniales, finement restaurée, où nous reçoit très amicalement Maria Fernanda, la maitresse des lieux, dans l’ouverture de cette immense porte en bois. Elle est si enthousiaste par notre projet qu’elle se charge rapidement de faire l’entremetteuse pour que Le Cairo propose un jour, une activité aussi extrêmement nature que la nôtre. C’est ainsi que nous rencontrons Maria Angelia, la présidente de Serraniagua, une coopérative de protection de l’environnement très présente dans le Nord du département et dans le département voisin du Choco depuis plus de 20 ans. L’enthousiasme est communicatif et nous resterons en bon contact avec cette présidente très à l’écoute. Canyon y Machete décidément c’est du 24h/24. On avait pourtant dit qu’on faisait un break !
Dans la journée le village est ensoleillé. Il vit au rythme de la chiva (bus ouvert) et de sa cargaison qui le dessert trois fois par jour. Les paysans des centaines de fermes aux alentours viennent s’approvisionner, vendre leurs récoltes sur la place centrale, livrer d’énormes sacs de grains de café tout juste séché sur le toit de leur finca, ou se détendre autour de l’immense pièce à billard, constamment prise d’assaut par ses joueurs ! Les hommes et les jeunes garçons viennent à cheval. Il semble y avoir autant de chevaux que de motos, mais beaucoup moins de jeeps (la voiture favorite locale) ! Certains cavaliers montrent leur fière allure de dresseur à cheval sur leurs Paso Fino, ces chevaux endémiques qui ne se déplacent que par de petits pas fins et distingués ! Ils attèlent leur monture à la rambarde des bars et des cafés ouverts sur cette turbulente place centrale. Le soir des petits stands apparaissent avec la nuit et la brume. Ils vendent des arepas de queso (galette de mais avec du fromage frais), des chorizos, des empanadas (chaussons fourrés à la viande haché) et des chuzos (délicieuses brochettes de poulet mariné). Chacun y va de son petit barbecue dont la chaleur est franchement agréable dans ces fraiches soirées à 2000m d’altitude. Les filles et les femmes sont encore dénudées alors que je m’emmitoufle dans un pull en laine d’alpaca si fin et pourtant si chaud !
Le matin nous déjeunons d’un café au lait et d’un bugnuelo (petit beignet salé) ou d’un rosca (pain au fromage) à la boulangerie du coin, assis sur ses petits tabourets de bois, adossés au coin du four contre ces grands murs blancs et nus. Les bugnuelos disparaissent aussitôt sortis de leur bain d’huile, les roscas à peine sortis du four sont répartis dans tous le village. Les hommes défilent sur la place, droits, propres et élégamment habillés avant d’attaquer leur journée de labeur. Ils portent des bottes en caoutchouc dans lesquelles ils rangent soigneusement le bas de leur pantalon de coton. Leur chemise à carreau est repassée et ils portent à l'épaule un poncho de coton impeccablement plié, prêt à servir en cas de fraicheur d’une brume tombante. Ils sont coiffés d’un chapeau à bords larges et s’expriment sans crier. La place du village se réveille tranquillement dès l’aube, sans excès de musique, sans vacarme. Une vraie pause dans notre séjour en Colombie, un agréable havre de paix.
Voilà le décor dans lequel nous avons choisi de réveillonner. Nous passons une agréable veillée du 24 décembre perchés dans la brume, divaguant à nos rêveries et partageant, comme toujours, notre ébullition de projets que le binôme ne peut s’empêcher de formuler ! Nous nous accommodons sur les murets blancs de la place Bolivar. Une petite scène est installée pour que les enfants du village chantent la « novena » au rythme des petites maracas ressorties pour l’occasion. La Novena correspond à 9 jours de prières chantées en famille ou en groupe pour louer un évènement particulier : dans ce cas la naissance de Jésus, mais il peut aussi suivre un décès par exemple. Les parents se sont chargés d’offrir les douceurs de la Novena aux gens de la place du village: riz au lait, petit gâteaux sucrés, natilla (crème de confiture de lait), bonbons. Qu’il est agréable de passer le 24 dans un village qui peut se permettre, par son si petit nombre, une organisation si touchante et chaleureuse. Uva nous a accompagné au Cairo avec sa horde d’amis, quel être incroyablement social ! Nous avons droit, pour l’occasion, à un agréable concert improvisé privé dans nos quartiers coloniaux, qui ne fait qu’ajouter de la douceur à cette paisible veillée. La grande porte fenêtre à l'étage donne directement sur la vie de la petite place du village maigrement illuminé. Pas de dinde au marron ni de bûche de Noël, nous dinons sobrement des spécialités si bon marché des petits stands de la place centrale.
Sommes toutes, pas de folies, et nous avons toute bonne raison de calmer nos ardeurs… Le lendemain, dimanche 25 décembre 2016, nous avons prévu de nous offrir le cadeau d’une nouvelle ouverture : les cascades de San Rafael. Ces cascades nous les avions repéré au précédent séjour et avions été assez frustrés de ne pas avoir emmené le perfo pour faire la descente dans la foulée. Mais ne dit-on pas que plus l’attente est longue, plus le plat est savoureux !
Alors savourons-le ce 25 décembre ! Nous avions prévu les motos pour organiser cette ouverture. L’accès aux cascades se fait par une piste d’une dizaine de kilomètre qui n’est desservie par une jeep collective que le matin à 6h ! Personne ne souhaite s’infliger un réveil si matinal. Nous lançons le convoi à 9h, duquel font partie deux des amis d'Uva. Nous ne disposons que de deux motos pour organiser le trajet de 5 personnes. Ce transport inflige une restriction de bagages sévère. Nous réservons le sac pour les cordes, le matériel d'équipement, la pharmacie et les fruits, ce qui nous ne laisse plus le choix que de partir déguisés en canyonistes (combinaison, baudrier, casque) depuis le centre-village ! J’ignore qui a la plus belle allure entre les cavaliers en poncho sur leur Paso Fino ou nous, ainsi déguisés à trois sur une moto !
Voici une petite vidéo pour vous mettre dans le bain de la cavale matinale!
Il n’a pas arrêté de pleuvoir ces derniers jours mais cela importe presque peu. La quebrada de San Rafael est plus connue sous le nom de la Trinidad, la rivière qu’elle forme après sa confluence avec la Ribera. En arrivant sur place l’eau de la Trinidad est marron, chargée du ruissèlement de toutes ces pentes de terre. Nous estimons un beau débit d’environ 500L/sec (2,5 baignoires) alors qu’un colibri s’enivre du nectar des fleurs qui nous entourent. Un vieil homme descend à cheval accompagné de son petit-fils qui le suit à pied avec le chien. Je me dirige vers eux pour les saluer, en prenant soin de retirer ce bonnet de Noël qui me donne un air tout à fait ridicule et décalé dans cette situation.
« Vous venez de là-haut ? » je les interroge
« Oui, je viens du hameau de San Rafael » me réponds gentiment le vieil homme, de sa voix tremblante.
Une lueur brille dans ses yeux. L’homme est fier de m’apprendre que les cascades que nous souhaitons descendre, sont bien les cascades de San Rafael, la rivière qui coule de son hameau, et non de la Ribera, celle qui coule du hameau d’en face. La Trinidad les unissant appartient donc aux deux hameaux. Je nous congédie de leur compagnie dans un « Joyeux Noël » qui fait fausse note. Je me rends bien compte que ni la tradition du 25, ni celle du 24, n’est de coutume en Colombie. Mais on y attache tellement d’importance en France que les mots m’ont échappée !
« Joyeux Noël ! » m’exclamais-je alors qu’ils avaient déjà le dos tourné.
Le petit se retourne et me communique son généreux sourire.
Nous prenons le chemin qui mène au départ du canyon tous les 5, pendant que les jejens se font une joie de nous pomper le sang ! Quelles affreuses petites bêtes. Comment cet insecte si joli et si délicat peut-il mordre si fort et pomper autant ! Un régiment de jejens a assailli de toutes parts chaque carré de ma peau nue, forçant quiconque à porter le haut de combinaison dans cette moiteur pesante. L’affaire nous fait suer de grosses gouttes dans la marche en côte ! De quoi tourner de l’œil je vous dis !
Nous avançons avec prudence. Nous avons été prévenus par les gardes de Serraniagua que nous étions dans une zone où habite le Manzanillo, le Mancenillier (Hippomane mancinella), plus connu sous le nom de "L'Arbre de la mort". Cette espèce a même été élue dans le Guinness des Records comme la plus mortelle au monde ! Rien que ça, pour Noël ! C’est arbre est vraiment traitre : ces fruits sentent extrêmement bon et ressemble à des petites pommes vertes, elles m’en font saliver d’avance. Leur ingestion peut –être mortelle, je vous passe les détails. L’arbre est grand et feuillu, il invite toute âme humaine ou animale à se reposer de la chaleur dans son ombre mais gare aux fesses qui s’assoient sur les basses et solides branches accueillantes. La sève est toxique et c’est peu dire : les indigènes y trempaient leurs flèches pour tuer leurs proies. Si par mégarde quelqu’un souhaitait s’abriter d’une pluie tropicale la traitrise est alors telle que l’eau ruisselant sur les feuilles, se charge de venin avant de vous tomber dessus et de vous empoisonner la peau. Cela provoque de grosses brulures irréversibles. Son pollen est irritant. Je ne vous parle même pas de vouloir bruler cet arbre pour vous réchauffer en cas de froid… Et pourtant c’est un arbre en voie d’extinction. Il faut seulement le connaitre pour pouvoir le protéger.
Notre groupe rentre dans cette masse d’eau marron clair à 12h pile. Uva fait le briefing de départ à ses amis enjoués par l’aventure. Je les mets en garde contre les glissades involontaires et sur les mouvements d’eau que nous pourrions éventuellement rencontrer à cause du fort débit. Le niveau d’eau ne nous inquiète pas vraiment, le vieil homme nous a dit que la cascade coulait toujours comme ça. Et pourtant… Quel sentiment étrange de savoir à l’avance que la partie est loin d’être gagnée ! Je regrette déjà d’avoir annoncé que nous nous offrions le luxe d’une ouverture pour Noël. Et en plus c’était mon argument ultime pour faire monter la troupe passer Noël au Cairo.
Nous progressons dans ce joli cours d’eau pendant une bonne heure. Les ressauts, si le débit était plus calme, permettraient de petits toboggans amusants et quelques jolis petits rappels mais la force du courant nous pousse à éviter la veine d’eau principale autant que possible.
Le pas franc dans ce vif courant, et en voyant notre équipe nous suivre, Fred et moi n’avons besoin que d’un regard pour comprendre que nous partageons le même avis.
Une pluie tropicale s’abat sur nous après tout juste une heure de progression. Nous posons une pierre comme repère visuel pour témoigner d’une éventuelle montée des eaux et mettons le groupe à l’abri dans la forêt.
« Alleeez on continu ça sert à rien d’attendre non ? » s’impatiente Uva, qui ne se doute pas d’un l’éventuel retournement de situation.
« Non » affirme Fred, « On attends que la pluie cesse ».
Les deux amis argentins Sebastian et Soledad ne bronchent pas, et nous nous sommes accroupis dans la forêt sous les grosses gouttes qui remplissent le bassin versant de la Quebrada San Rafael.
« Allez quoi, je suis sûr que c’est qu’une averse et qu’on peut continuer » insiste Uva.
A mon tour alors de renforcer la position de Fred :
« Uva, on voit pas le ciel en amont du canyon. Peut-être que c’est chargé et qu’il pleut encore là-haut ».
Ce que je veux lui faire comprendre c’est, qu’en canyon, il a beau faire grand soleil devant nous, ce qui nous intéresse c’est plutôt derrière. Le plus gros danger de météo ici serait en effet qu’il pleuve à torrent dans notre dos et que la rivière monte sans qu’on ne s’y attente. Il faudrait encore moins que cela n’arrive dans un obstacle délicat.
Fred appuis ma position sans mal puisque, cette « petite » averse tropicale nous a rapidement valu une belle montée des eaux jusqu’à notre repère, une dizaine de centimètres plus haut. L’eau est soudainement devenue chargée et boueuse. Uva retrouve le silence et comprends peut-être l’intérêt de notre attente. Si nous nous sommes arrêtés dans ce coin de forêt ce n’est pas par hasard. Il s’agissait du point de non-retour que nous nous étions fixé avant le départ. Nous savions que la rivière connaissait un gros débit mais que, jusqu’à cet échappatoire, nous pouvions justement réchapper à tout moment. A l’inverse, passé celui-ci, nous n’avions rien pu repérer du canyon depuis le haut tellement les parois sont abruptes. Ces parois, principalement végétales empêcheraient également quiconque de sortir pour se mettre à l’abri d’une crue ou d’un danger.
Une fois la montée des eaux semblant s’être stabilisée, Fred et moi décidons de franchir l’obstacle en haut duquel nous étions perchés par un petit rappel. Nous tendons ensuite une main courante d’une trentaine de mètre nous donnant un visuel sur la suite de l’aventure. Et à vrai dire la suite était la même : une rivière pleine d’eau et de ressauts, qui se resserraient comme nous l’attendions entre les grandes parois. Mais toujours pas les cascades prévues. Sachant qu’il y a un dénivelé de 200m à franchir en 500m de progression, nous concluons que les cascades doivent se concentrer dans un magnifique enchainement final. Nous perdons une bonne heure à faire des allers-retours à côté de la veine d’eau blanchie par le débit. Nous cherchons en vain une solution. Peut-être pourrions-nous installer des rappels guidés ? (une sorte de tyrolienne pour éviter l’eau) Et il y a toujours les bonnes ancres flottantes (idem). Mais en se retournant et en voyant notre charmante équipe de débutants logée dans les arbres en attendant nos instructions, c’en était fini pour cette ouverture dantesque. Il était temps de mettre le Hola, je ne peux pas mieux dire ici ! Si nous même devons-nous réfléchir où mettre les pieds, alors nos novices coéquipiers vont rapidement se reposer intégralement sur nous, et ça va vite être la pagaille !
Que c’est dur de se confronter à la réalité et surtout… d’abandonner.
Je ne sais même pas si on avait raison de faire demi-tour ou si on manque juste de courage ou d‘encouragements. J’ai la prétentieuse conviction que si nous n’avions été que tous les deux, où au moins entourée d’une équipe plus expérimentée, alors nous aurions peut-être continué. Mais à l’aveugle, avec ce « demi mètre cube seconde », s’il n’y avait rien qu’un rappel à faire sous cascade, c’était franchement la noyade assurée.
Et je me dis que si nous sommes tous les deux à douter, alors peut-être que ça veut dire que c’est pas le bon moment.
Lorsque nous annonçons la nouvelle au groupe Uva ne veut pas y croire. Sebastian s’étonne « Mais que peut-il arriver de si grave ? Dans une piscine aussi on peut se noyer ! »
Allez, zou tout le monde, on ne va pas se mettre au tas pour un canyon !
Nous remontons l’échappatoire le cœur lourd. Je sens que le groupe se scinde. Nous choisissons de redescendre puis de reprendre le cours d’eau à la fin du canyon pour remonter en sens-inverse jusqu’au pied de la dernière grande cascade, la cascade de San Rafael, d’une trentaine de mètre. Le souffle au pied de la chute est puissant ! Nous jouons contre la force des embruns de l’eau, si forts et pourtant diffus par l’éclat de l’eau sur le rocher. L’eau est tellement puissante ! Je n’imagine même pas une seule seconde faire du rappel sous ce débit ! On tient à peine debout ! Les garçons se font écraser en passant sous la cascade. Sommes toutes nous passons un bon moment ensemble. Nous jouons avec les gouttes d’eau qui lévitent incompréhensiblement grâce à la force du souffle, nous remplissons les combinaisons d’eau pour faire des gros ventres et rapidement, cette bonne douche froide me fait oublier cet échec. Après tout c’est Noël !
Et puis après tout, on a entendu dire qu'on voyait une grande cascade en remontant par les champs, ça serait à priori La Ribera, et il y a aussi la suite de La Trinidad, qui a des allures prometteuses d'un très gros canyon encaissé comme on cherche... Frissons garantis!