Fred et moi sommes fous de joie : nous avons RDV le mercredi 1er février au Ministère du Tourisme à Bogota ! C’est dans 3 jours. Enfin, après 2 mois d’acharnement pour décrocher un entretiens, la date approche, on y est presque. Nous sommes donc rentrés à contrecœur du Sud de la Colombie, riche en découvertes et prometteuse en ouvertures sensationnelles (imaginez le sacrifice !) 3 jours plus tôt à Cartago. L’idée de mener cet entretien devant des personnes importantes m’impressionne. Je veux être prête puisque c’est moi qui vais parler. Je veux qu’on montre une attitude professionnelle et préparée, que notre discours soit clair, et nos objectifs évidents. Fred me fait le plan, et je prépare minutieusement mais simplement (trop de fioriture nous perdrait) une présentation PowerPoint qui me servira de fil conducteur. Je nous imagine déjà devant une table ronde.
« Alors Anaïs, quelle est la nature de notre rencontre? »
« … »
Non, l’état méduse, il ne faut pas que ça arrive ! Donc ça vaut bien le sacrifice de ces explos inimaginables pour nous plonger 3 jours dans la routine de Cartago et nous préparer.
En réalité, c’est le CREPS qui nous envoie. Le canyonisme est une activité qui est très récente en Colombie, et qui se développe à grands pas. Le CREPS est l’Institut de Formation Français des Guides de Sports de Plein Nature. Notre mission est de mettre à jour les constats de notre travail de terrain collectés depuis le 15 novembre 2016 devant le Ministère du Tourisme Colombien pour :
1 – Souligner le développement déchainé que connait cette activité
2 – Reconnaitre cette activité comme un sport à part entière
3 – Démontrer que le manque de formation mais l’appât du gain mène les guides à se former sur le tas (internet, par expérience propre ou à l’étranger pour ceux qui sont plus à l’aise financièrement)
4 – L’Etat Colombien ne gère donc pas du tout cette activité nouvelle qui se développe dans son pays, les guides prennent parfois des risques à vous faire pâlir lorsqu’ils encadrent leurs clients.
5 – Des accidents répétés mettraient rapidement fin à l’intégration de cette activité d’aventure nouvelle, faisant une mauvaise pub pour la Colombie, et tout ce nouveau marché se perdrait.
Suite à ces arguments, l’Etat Colombien pourrait envisager de contrôler le développement de cette activité sensationnelle en instaurant lui-même une formation professionnelle pour les guides. C’est là que le CREPS intervient. Fort de ses 10 ans d’expérience, et pionnier dans la création d’un Diplôme d’Etat spécialisé dans le canyonisme (le DEJPS Canyoning est apparu en 2011), il peut épauler la Colombie pour mettre en place une formation pratique et adaptée à la Colombie, pour que cette dernière puisse ensuite voler de ses propres ailes.
Ici les formations comme les normes émanent de la volonté du peuple. L’Etat Colombien s’est rendu compte de l’existence et du développement du canyonisme parce que les pratiquants eux-mêmes, Colombian Canyons, sont venus toquer à la porte il y a deux ans pour dire : « Eh Oh, nous on existe, ça fait 8 ans qu’on pratique, on a besoin d’une reconnaissance pour travailler dans les règles ».
Alors l’Etat Colombien, via le Ministère du Tourisme, a organisé des tables rondes pour créer la première norme régissant l’activité canyon : la NTS AV 015, validée pas plus tard que le 1er janvier 2017. D’autres suivent.
Cette norme est notre autre plan de bataille : aussi nous la lisons consciencieusement et à maintes reprises, avec un regard critique. De cette manière nous maitrisons notre sujet, nous sommes capables de faire des propositions et de montrer à l’Etat Colombien que nous pouvons les aider, s’ils le souhaitent.
Nous passons deux jours voûtés sur nos ordis. La date approche.
30 janvier
Grrrrrrr ! Non mais je n’y crois pas !
« FREEEEEEED !!!! Viens voir ! »
« Mmh ? »
« Non Fred là franchement je suis dégoutée, pour qui est-ce qu’on nous prend, on n’est pas des pions ! »
Fred se penche par-dessus mon épaule et lit le mail qui vient d’arriver de la part du Ministère.
«T’es sérieuse ? Ils annulent ?»
Je suis partie, dépitée, m’allonger sur le sofa.
« La veille pour le lendemain, ils ANNULENT ? »
Fred monte dans les tours.
« Mais c’est juste pas possible que le Ministère annule un RDV ? »
« Ben à croire que si » je lui réponds, au fond du trou.
Je revois ces images du sud défiler dans ma tête, ces cascades aux eaux cristallines, le sourire de Rosemberg et de Luz qui nous ont si bien accueillis
« Dommage que vous partiez si tôt, on avait plein d’ouvertures à faire » se désolait Rosemberg
« Vous ne pouvez pas partir avant de connaître Pasto, vous allez tomber amoureux ! » renchérissait Luz.
« On est vraiment désolés, mais on droit vraiment partir, on a déjà repoussé le départ au maximum ! Mais on reviendra !» nous leurs promettions en montant dans le bus.
J’y crois pas, si nous avons quitté cette région prometteuse, si nous avons voyagé de nuit à travers la région désertique du Puracé, sur une piste interminable pendant plus de 8h, dans un bus blindé de gens et de valises, si nous avons fait ces sacrifices, c’était pour eux : pour le CREPS, pour le Ministère.
Plus les jours passent, plus nous nous rapprochons de la date de retour en France, plus nous avons d’aventures à vivre. Chaque jour est précieux, et on ne peut pas le gâcher.
Quand je vois la carte de la Colombie je suis prise d’une ivresse telle que je me dis qu’on ne repartira jamais. Quand je vois ces trois magnifiques chaînes de montagne, quand je vois cette immense côte Pacifique, quand je vois l’étendue infinie de la forêt Amazonienne et ces trésors cachés, quand je m’imagine la rougeur des couchers de soleil sur les plaines, et la grandeur indescriptible de fleuves si vastes qu’on dirait la mer. C’est une soif de découverte, le cœur même de l’explorateur qui bat de son plein. Non je ne peux pas attendre, mes pieds trépignent d’impatience. Est-ce que quelqu’un au moins se rends compte à quel point chaque jour est précieux ?
Vivre une Expédition c’est comme avoir soif en plein désert. Plus les jours passent, plus la soif s’intensifie. Parfois nous faisons de magnifiques découvertes, des « ouvertures » qui nous font l’effet d’une grande gorgée d’eau, comme si nous arrivions à un oasis. Puis on repart, et on est de nouveau hypnotisés par l’horizon du désert, en se demandant à chaque pas « Quand est-ce que sera le prochain oasis ? ». Seulement là, on se rend compte que cette soif sera éternelle.
Un mail arrive quelques minutes plus tard.
« Votre RDV est reporté au 6 février. »
Ok. Ciao les ordis. Ciao le boulot. On va faire un tour. Un petit café frappé dans notre bar préféré (le seul…) et on va se remettre sur les pieds. Parce que, pour l’instant, la tortue est couchée sur le dos. Et comme Mike Horn a dit un jour, dans un constat sincèrement bluffant dont seul lui est capable « Non mais tout le monde le sait : Abandonner n’a jamais été une solution ».
Mais alors qu’est-ce qu’on fait ? Parce que des idées on en a ! Le RDV est le 6, il nous faudra donc voyager le 4 de nuit (il y a 10h de route en bus) et on se garde le 5 pour se repérer dans la capitale et être frais le 6. Ce qui nous laisse 4-5 jours de battement.
J’inaugure le brainstorming, en sirotant mon café frappé.
« On a qu’à aller à Buga faire le repérage de nos prochaines ouvertures ? »
« J’y pensais justement ! » Fred s’étonne toujours qu’on pense à la même chose au même moment. C’est déconcertant parfois ! « Et si on allait brocher Chocho comme prévu ? » lance-t-il, en savourant la mousse du café.
« C’était une des possibilités auxquelles je pensais ! » je m’étonne à mon tour qu’il lise dans mes pensées.
Quelques minutes passent sans que nous ne disions rien. Nous réfléchissons puis, de concert :
« Non mais on a qu’à aller à Medellin connaître les autres membres de Colombian Canyons ! »
Puis de concert de nouveau
« Non mauvaise idée, 20h de route aller-retour pour 4 jours c’est abusé. On va être frustrés encore une fois ! »
Je m’arrête en pleine aspiration à la paille
« On a qu’à aller à Salento ! On avait dit qu’on y retournerait pour aider Diego à monter quelque chose ! »
« C’est vrai » acquiesce Fred « Et sinon on ira jamais, le pauvre ».
« Ouai mais Salento on y a déjà été plein de fois » me contredis-je ensuite.
Nos petites pailles aspirent bruyamment les restants de mousse au fond du verre.
On repart bredouilles, la tortue est toujours bloquée sur le dos.
31 janvier
Encore heureux qu’Estella est là ! Estella c’est la mère de Monica, notre Colombienne Française, la femme de mon collègue Jérôme, qui est, au final, et sans le vouloir, l’élément déclencheur de toute cette aventure. Depuis le début du périple nos aventures se ponctuent de petites haltes à Cartago, chez Estela. Haltes qui se font de plus en plus courtes, et de plus en plus espacées dans le temps.
C’est rigolo de voir qu’au début nous y passions des jours voire des semaines entières, en osant à peine mettre le nez dehors. Cette étape est nécessaire pour s’habituer aux us-et-coutumes du pays, le temps de se repérer et de prendre réellement le projet en main. Puis de fil en aiguille nous partions un jour, puis quelques jours. Nous n’avons pas donné de nouvelles pendant 5 jours, puis pendant une semaine. Nous commencions à battre de nos propres ailes, à prendre du plaisir. Dans le sud nous étions partis plus de 20 jours. Mais à chaque fois que nous rentrions Estella nous a toujours accueillie les bras ouverts, avec un sourire d’une bonté communicative, à écouter avec attention les avancées et les difficultés de notre projet. A chaque retour elle nous a encouragé à continuer, à aller de l’avant, à nous moquer des personnes qui pouvaient nous freiner et à solutionner les moindres problèmes logistiques que nous avons pu avoir. Chez elle c’est notre petit îlot de paix, qui nous réconforte et qui nous permet de travailler sereinement la prochaine étape.
Aussi, notre petite pépite ne nous a pas laissé nous morfondre bien longtemps !
« Non mais pour qui ils se prennent eux ? Ils sont du Ministère et ils se permettent ce qu’ils veulent. On n’est pas à leur merci. Moi je les appellerais de suite pour mettre les points sur les i ».
On ne les a bien entendu pas appelé. Nous avons juste confirmé la date du RDV. Alors estela décide de nous changer les idées, et sur un coup de tête nous partons en voiture avec JP et Jesus, les frères de Monica, d’une bonté égale á celle de leur mére. On va en profiter pour passer du temps ensemble ! Ils nous emmènent visiter leur village d’enfance : Argelia, un charmant village cafetier typique de la région. C’est dans ces moments qu’il fait bon de se sentir en famille. Argelia est niché dans la Cordillère Occidentale, à 2000m d’altitude, á l´ouest de Cartago. Le village est tout petit. Tout autour, les paysans cultivent l’or noir sur ces pentes abruptes, de telle façon que le village semble loger dans une cuvette. La statue d’un arriero, pieds nus et accompagnant sa mule chargée de sacs de café, habille la place du village et rappelle à chacun son patrimoine et son identité. La journée prend des allures de balade en famille dominicale. Il fait bon vivre, loin de nos tourments. Le village est coloré, nous visitons les amis, nous prenons des cafés, nous nous enrichissons de la culture locale, nous nous imprégnons du rythme de vie, nous admirons les différents points de vue sur ces fincas reculées, accessibles parfois après une heure ou deux de marche.
1er février
Tout ceci nous tourmente quand même. Depuis que nous sommes rentrés à Cartago je ne dors pas de la nuit. Je tourne dans mon lit, je n’arrive pas à m’arrêter de penser. Je relance les contacts de Bogota, j’en créé des nouveaux dans tous les coins de Colombie, je m’étonne moi-même. Mais cette soif de découverte m’empêche de fermer les yeux. Je n’arrive pas à m’enlever ce tic tac de la tête, ce compte à rebours. Ça parait extrême ? … Faut que je me mette au yoga. Je sens que ni mon corps ni mon âme ne sont à leur place. Je dormirais bien mieux dans une tente au beau milieu de la montagne, dans un hamac en pleine forêt, dans le patio d’une famille. Fred a le moral dans les chaussettes. Il a la sensation que rien ne nous réussit, que tout cet investissement matériel et humain est un échec, que ces RDV ne serviront à rien, que les Colombiens n’ont pas besoin de notre aide, que personne ne nous écoute, que le voyage est trop long, et que la langue est vraiment une barrière à l’intégration.
Il n’y a qu’une solution pour mettre fin à cette flagellation : on part ce soir ! Il y a un bus à 21h qui part de Cartago même. On a l’après-midi pour charger le perfo, faire l’inventaire des amarrages, embarquer quelques vêtements, direction BOGOTA ! Non mais après tout il ne faut pas se démonter ! On ne va pas se chercher des voyages "bouche-trou" alors que la capitale nous attends ! J’ai même encore mieux ! Après quelques coups de fils avec nos amis de Colombian Canyons, il y déjà des nouveaux canyoneurs d’une nouvelle région qui nous attendent pour partager ensemble de nouvelles aventures ! Alors qu’est-ce qu’on attend ?
Nous voyageons dans un bus confortable et la nuit est plutôt bonne ! Le bus monte et descend les chaînes de montagne sans que nous nous apercevons de rien. Nous franchissons la Cordillère centrale puis nous redescendons dans la plaine de l’autre côté et de nouveau nous gravissons la Cordillère Orientale, la 3ème, vers Bogotá, à 2700m d’altitude. Nous dormons d’un trait jusqu’à 5h du matin, où nous sommes catapultés avec nos sacs dans le Terminal Sud de Bogota. On a à peine le temps d’ouvrir les yeux que déjà les vendeurs des guichets nous sautent dessus et c’est reparti pour un concert de destinations connues « Tooolimalimalima » « Mooocoacoacoa » « Popopopayan », il ne manque que les instruments de musique pour monter un groupe! Ils sont tellement oppressants que j’ai l’impression d’avoir un petit diablotin sur le dos, comme la célèbre statue du Double Je des civilisations précolombiennes du Huila, qui me crie dans l’oreille jusqu’à ce que nous craquions ! Mais ce qui m’effraie le plus, dans cet inventaire de destination, c’est que personne ne nous propose Villavicencio.
Je me dirige vers un des diablotins au hasard
« Buenos días Señor. Tiene cupo para Guayabetal ? »
“Guayabetal?” répète le Monsieur, intrigué.
« Si, Guayabetal, Cundinamarca» je lui confirme alors, en indiquant le département.
Son visage s’éclaire alors, il connait notre destination ! Ça me soulage.
« Ah, Guayabetal Cundinamarca. Vous devez prendre un bus pour Villavicencio, Meta alors ! »
« Très bien" le remerciais-je pour cette précision. "Avez-vous des places ? » le sollicitais-je machinalement
“No Señora lo siento, Villavicencio queda en el otro Terminal”.
Pas besoin que je vous traduise pour que vous compreniez que là, c’est le bordel qui commence, bienvenu dans le chao des capitales ! On est descendus au mauvais terminal de bus, et vous ne vous rendez pas compte à quel point c’est la loose de bouger dans Bogotá avec tous ces sacs. 5h du mat c’est l’heure de pointe (alors qu’il fait encore nuit). Tous type de transport affluent de partout, la 4 voies est illuminée de tous les phares des bus, voitures, motos et vélos. Les bus de la ligne que nous a indiqué notre diablotin sont tellement pleins qu’ils ne ferment même plus les portes. Alors autant vous dire qu’ils ne risquent pas de nous prendre avec notre chargement ! je consulte une dame à côté de nous, le regard cherchant désespérément un bus avec une petite place pour elle.
« Madame s’il vous plait, vous pouvez nous dire comment faire pour aller au Terminal Central ? »
« Il vous faut prendre cette ligne » nous confirme-t-elle. « Mais à cette heure-ci, avec vos sacs, ils ne s’arrêteront jamais »
« Et ils s’arrêteront quand alors ?»
« Fiouuu » fait-elle, à la Colombienne, pour indiquer qu’on n’est pas au bout de nos peines « Pas avant 8h ! »
Nous montons donc à bord d’un autre bus, qui nous emmène en direction du Terminal, mais qui nous lâchera à un petit kilomètre. Il faudra faire le reste à pied. Mais c’est déjà pas mal. Il y a une heure de bus entre les deux terminals, le trafic est dense, tout le monde conduit n’importe comment et chacun pour sa gu***, c’est effarant !
Le terminal central est si grand qu’il a des allures d’aéroport ! Nous le traversons en large et en travers jusqu’à trouver une billetterie pour Villavicencio et comme à leurs coutumes, le vendeur nous hâte l’achat :
« Bonjour Monsieur, vous avez des places pour Villavicencio ? »
« Oui Madame allez vite, le bus part maintenant, tout de suite ! »
Je ne sais pas comment ils font mais dès que l’on s’adresse à ces vendeurs, il y a un bus qui part dans la minute ! Il faut alors se presser de payer, parfois même on n´a même pas le temps de payer et on court avec les valises pour prendre le bus au vol ! Ils me bluffent ces Colombiens !
Je me rendors dans le bus. Il y a 3h de route jusqu’à Villavicencio. Nous descendons le flanc Est de la Cordillère Orientale, la dernière des trois chaînes. Derrière il n’y a plus de montagnes, mais une plaine qui s’étend à perte de vue. L’horizon est incroyablement plat. Cette région s’appelle justement les « Llanos », les plaines. Ces plaines infinies sont parcourues de fleuves immenses qui profitent du manque de relief pour s’étaler le plus possible. Ici les hommes sont comparés à des cow-boys. Ils portent les mêmes chapeaux, ils montent à cheval pour diriger leurs troupeaux de bœufs et cavalent jusqu’au coucher du soleil qui teinte alors tout le paysage d’un spectaculaire rouge flamboyant. Il parait que le dimanche, pour leur jour de repos, ils partent chasser l’anaconda avec le fiston. J’ai des étoiles plein les yeux. A part Villavicencio, il n’y a plus de villes dans les plaines, que des villages. Le Meta est très connu pour « Caño Cristales ». La nature, dans toute son originalité, a créé une rivière de 5 couleurs. J’ai vu quelques photos le résultat est spectaculaire. Au mois de juillet-août, cette petite rivière de la plaine accueille une quantité d’algues aux couleurs éblouissantes. Si vous avez la chance d’être dans le coin à cette époque, vous verrez alors la rivière couler, parée de rose, de jaune, de vert, de orange et de noir. Mais pour avoir cette chance, il vous faudra voyager une journée entière sur les longues pistes en terre qui traversent les plaines !
Malheureusement les plaines sont aussi connues pour leur abondance en pétrole et les cheminées ponctuent le paysage de flammes permanentes, indiquant la ponction continue de cette énergie fossile. La région prospère, les prix sont beaucoup plus chers que ce que nous avons connu jusqu’à présent, les gens traversent la plaine avec de gros 4x4 ou des pick-up flambants neufs, la route n’a jamais été aussi bien goudronnée qu’ici !
Rapidement la population nous avertit qu’il ne fait pas très bon vivre à Villavicencio. Outre le fait que la ville soit hors de prix, ce qui constitue la principale préoccupation de notre chère équipe, la délinquance règne. Nos amis canyonistes nous recommandent vite de remonter à Guayabetal, que nous avons dépassé en descendant à Villavicencio, mais que nous avons rapidement dénigré.
Suite aux messages des canyonistes nous nous étions fait une idée exotique de ce Guayabetal. La veille je recevais des messages et des photos sur WhatsApp qui nous mettaient l’eau à la bouche !
« Voici les deux cascades que nous avons prévu d’ouvrir samedi.» commence Didier, le canyoniste de Guayabetal.
« Bienvenus dans le groupe » envoie Felipe de Bogota puis, à Didier : « Didier, il n’y a que deux cascades ou plus ? »
Moi je bave devant l’eau cristalline que nous pouvons voir sur les photos. Fred s’imagine déjà perforer cette roche parfaitement lisse et compacte.
« Vu le dénivelé, il y en a certainement d’autres plus haut ! » nous encourage Didier.
Si bien que nous nous imaginions un petit Guayabetal paradisiaque, bercé par le bruit de la chute de ces deux cascades. Lorsque nous passons en bus, nous nous gardons de dire au chauffeur de s’arrêter. Un clin d´œil á Guayabetal a suffit pour nous faire une idée :
Il ne s’agit que d’un village en bord de route, au trafic aussi dense qu’une autoroute, dans la pente qui descend à Villavicencio, à 1h de là. Les habitants vivent dans un bruit constant de voitures, de bus et de camions qui descendent à vive allure vers le paradis du bœuf et du pétrole, sans laisser une chance aux piétons de traverser. Quand je dis que Guayabetal est en bord de route, je me retiens de dire qu’il n’est pas « sur la route ». Les commerçants sont tellement désespérés de faire arrêter les chauffeurs pour qu’ils consomment quelque chose qu’ils ont installé leur stand sur le maigre trottoir, bien en vue des chauffeurs, forçant les piétons à s’aventurer sur la chaussée. Le flux de véhicules est constant. Les camions chargés de pétrole font un va-et-vient continu entre les plaines et la raffinerie ou l’exportation je suppose. Pourtant, quand les habitants parlent de Guayabetal, comparée à Villa, c’est le paradis.
« Vous serez bien mieux à loger là-haut ! Le village est paisible (il n’y a pas de délinquance), vous serez en sécurité (c’est leur argument principal) et les logements sont beaucoup moins chers."
Moins cher certes, mais faut voir l’état !
Quand j’enquête les villageois, de retour à Guayabetal, j’essaie de leur faire dire qu’il y a un logement dans le « centre-village », le plus loin de la route (à 100m tout au plus, et rien que ça, on achète !). Mais non, il n’y a rien à faire. Si bien qu’une femme finie par me clouer le bec :
« Je suis désolée Madame, mais nos hôtels sont sur l’avenue »
L’ « avenue » comme ils disent, c’est déjà plus vendeur que de dire « l’autoroute » !
Oh là là, Fred et moi on se regarde désespérément, de nos yeux cernés après ce long voyage nocturne en bus successifs depuis Cartago. On ne veut qu’une chose, c’est dormir en paix ! Ce n’est pas gagné.
Le premier hôtel est complet. Il y a des travaux pour améliorer la route. Comparé au reste de la Colombie, cette route est archi-neuve, le goudron brille. Franchement, il y en a d’autres, comme la longue piste de Puracé, qui mériterait un peu d’attention. Mais il n’y a pas de pétrole là-bas. Les hommes du chantier remplissent le premier et le deuxième hôtel.
Il en reste deux.
Le troisième m’a redonné le sourire, et vous le redonnera, si vous faites preuve d’un peu d’humour noir !
Une jeune dame m’a accueilli, 35 ans environ, très grande et mince. Elle n’avait pas du tout l’allure d’une Colombienne. Elle avait la peau laiteuse et les cheveux courts (très atypique en Colombie, les femmes ont de si beaux cheveux qu’elles les portent toutes longs !). J’ai remarqué de suite son air simplet.
« Bonjour, avez-vous une chambre de disponible »
« Ah, ah euhh, hein… » bégayait-elle en reculant, comme si je lui faisais peur.
Je m’avance pour lui parler sans avoir à crier, dans le vacarme du trafic incessant. Je prends un ton plus doux et renouvelle ma question.
« Avez-vous des chambres de disponibles? »
Elle me regarde effarée et continue de reculer, en se tripotant machinalement les mains. Je me dis, pleine d’espoir, qu’avec une attitude pareille, c’est impossible que son hôtel soit plein. Derrière elle, un enfant handicapé bave sur un fauteuil en position allongé, devant la télé. Ça doit être son fils.
Une dame plus âgée arrive de l’arrière de la maison, probablement sa mère.
Je réitère ma demande :
« Bonjour Madame, je viens voir si vous aviez une chambre de disponible à tout hasard. »
« Mmh, je ne sais pas, je crois pas. »
« Sérieux ? » lâchais-je alors, incrédule
« Bon, je vais voir, peut-être que le monsieur de ce matin est parti »
« Je peux monter avec vous » le suivis-je alors, sur les talons, intriguée de la chambre qu’elle nous réserve.
Nous montons par un petit couloir sombre et débouchons sur le toit de la maison, où ont été aménagées 4 chambres sans fenêtre. L’humidité colle aux murs. La faible lueur de l’ampoule permet de voir que la tapisserie moisit et s décolle des murs. Les draps doivent en être imprégnés. Mais au final, tout ça, on s’en fou (même si franchement, l’humidité on en a assez dans les canyons !). Ce qui m’inquiète le plus, c’est le raffut.
« Madame, vous n’avez pas d’endroit où dormir qui ne soit pas à côté de la route ? » l’enquêtais-je.
« Non, ce sont les seules chambres que j’ai. »
« Certainement que le trafic se calme passé 18h » marmonnais-je alors dans ma barbe, mais assez haut pour espérer une confirmation.
« Ah ça non, les camions passent toute la nuit ! » rigole alors la dame, à qui je découvre un sourire entrain !
Oh là là, c’est sûr qu’on ne dort pas de la nuit alors ! Toutes ces accélérations spontanées, ces crissements de frein, ces articulations de remorques, ces klaxons. Non non non ! Mais la chambre est à $20.000 (7€), alors qu’à Villavicencio on nous proposait plus du $80.000 (28€) voire du $115.000 (ils abusent !).
Je remercie la dame et m’engage à revenir avec les valises et mon compagnon.
En redescends un deuxième fils est apparu, tout aussi simplet que sa mère. Il a eu le mérite de détendre l’atmosphère et de décrocher un de mes fous rires ! Le jeune garçon, 12 ans je pense, était là à bugger sur son reflet dans le frigo Coca Cola de la boutique. Il devait se contempler là, parce qu’il n’y a pas de miroir dans la maison. Son corps semblait tout mou, sa bouche était de travers, sa mâchoire décalée, ses bras pendants. Il avait la même peau laiteuse que sa mère et la même lueur d’esprit de toute évidence. Puis, une voiture est passée avec la musique à fond, et il s’est mit à danser d’une manière tout à fait désarticulée en regardant la grâce de ses mouvements dans le reflet du frigo, le visage aussi sérieux que s’il était sur les devants de la scène. Et c’est là que j’ai compris qu’il attendait là, pour danser chaque fois qu’une voiture passait avec de la musique à fond !
Je retrouve Fred un pied sur le trottoir, un pied sur la route, esquivant les bus qui passaient de trop prêt, nos bagages aux pieds.
« Alors ? »
« Oui, bon, ils ont de la place, mais c’est comme si on dormait sur la route. Laisse-moi juste aller voir le dernier hôtel. »
On me renseigne que le dernier hôtel est à 1km à pied du village, en remontant vers la station-essence. J’ai bien aimé le « vers » la station essence qui signifiait plutôt « à » la station essence.
Mais comme quoi il ne faut pas avoir d’à priori, même si on devra risquer notre vie pour revenir manger au village, c’est de loin le meilleur hôtel de Guayabetal. Leurs chambres, sommaires mais confortables, si on ignore les blattes, ont vue sur la rivière qui coule 500m de dénivelé plus bas et par bonheur, le bruit continue de la rivière parvient à cacher le bruit continu du trafic. Pour $25.000 la nuit, avec salle de bain privée, on accepte sans broncher. C’est loin d’être aussi paradisiaque que nos autres destinations, mais ça fera l’affaire pour les ouvertures de ce week-end ! J’ai tellement hâte !
On s’y fait à ce petit Guayabetal. Le village n’est pas touristique pour deux sous. Il n’y a pas plus de restaurant qu’il n’y a d’hôtel. Le seul comedor (cantine) sert lui aussi ses clients en bord de route. Hors mis le comedor, tous les stands proposent du chorizo et des arepas boyacense, des petites galettes de maïs de la taille d’un biscuit fourrées au fromage « 7 cueros ». Ici, quand c’est la mode, toutes les boutiques vendent la même chose. Si bien que le soir, quand le comedor est fermé, c’est soirée chorizo et arepas boyacense en bord de route ! Quel gâchis que ces délicieuses arepas soient parfumées au pot d’échappement, parce que s’il y a vraiment quelque chose qui vaille le détour à Guayabetal, c’est bien elles ! Miam !
Cette journée sans fin est enfin finie. Nous nous installons à la station-essence et Fred m’abandonne pour 15h d´un sommeil profond.
2 février
Aujourd´hui c´est jour de pèlerinage!
Ce matin nous rencontrons Didier qui nous accompagne, dans l’altruisme le plus pur, sur la marche d’approche du canyon de Chirajara, le premier canyon ouvert par Colombian Canyons il y a dix ans de cela, et qui a déclenché cette passion du canyonisme ! Aujourd’hui encore, malgré les nombreuses découvertes du groupe, Chirajara reste un des plus beaux canyons de Colombie ! La roche me rappelle le canyon de la Vogelle, en Haute Savoie, et la couleur de l’eau me rappelle sa fraîcheur aussi ! L’eau est cristalline, de par son reflet sur ce schiste dense, strié de quelques veines de quartz. La roche est lisse, les vasques sont grandes et invitent au saut et au toboggan en folie. On comprend vite pourquoi les canyonistes locaux l’appellent « Le Jugeton », le joueur ! Didier nous abandonne à grand regret au départ du canyon, après une heure de marche d’approche en forêt, et on est vraiment désolé qu´il ne puisse pas venir avec nous juste parce qu’il n’a pas de combi. Déjà on regrette de ne pas avoir pris d’équipement supplémentaire à prêter. Mais dans le souci de faciliter nos déplacements nous ne pouvions pas nous imposer un sac en plus.
L’eau n’est finalement pas si froide que ça, encore heureux parce que nous sommes tellement habitués aux canyons « chauds » que je ne prends même plus la peine de voyager avec ma veste néoprène !
Le canyon est équipé en goujons de 10 et est une école parfaite pour former des futurs guides. John a pris soin d’installer plusieurs petits ateliers pour manipuler les cordes : rappels guidés, main-courantes, déviation mais aussi test des amarrages spit et des scellements. Le canyon est encaissé et les rayons du soleil de midi illumine la faille en faisant scintiller l’eau cristalline qui contraste avec le gris sombre de la roche et la verdure de la végétation. On se sent à notre place. Nous retrouvons avec joie toutes les composantes du canyoning : des sauts, des toboggans, des petits rappels sous cascade, et ce en 2h de parcours seulement, ce qui fait de Chirajara l’endroit le plus propice pour développer une activité commerciale ludique !
Nous nous régalons dans ce petit morceau aquatique et remercions chaleureusement Didier de nous avoir gentiment accompagné.
« Didier franchement c’est génial on s’est éclaté, merci, merci merci ! »
« Mais avec plaisir ! » nous réponds-t-il sincèrement.
Didier s’est formé au canyoning par Colombian Canyon il n’y a que trois mois seulement. Voilà pourquoi il n’a pas encore acheté son matériel.
« Eh dis-moi Didier, vous avez été voir au-dessus alors ? Parce qu’au début, en amont, il y a l’air d’avoir plein de petits ressauts sympas ! » J´attends son approbation mais á notre grand étonnement il nous réponds :
« Hum, non, on n’a pas été voir. »
Fred et moi tombons à la renverse ! Comment ça ? Un canyon aussi joueur, dans une roche aussi belle, avec une eau aussi pure et un enchaînement aussi séducteur, et ils n’ont pas été voir au-dessus en 10 ans de temps ??
Ça, à mon avis, ça ne va pas rester longtemps inexploré !
« Colombian Canyons ne pensent pas qu’il y ait quelque chose au-dessus." interprète Didier. "Mais moi je connais un chemin qui nous permettrait de partir de bien plus haut ! » s’enthousiasme-t-il alors, le visage rayonnant !
Ça c’est sûr, il faudra tôt ou tard aller voir ce qui se cache au-dessus !
L’après-midi prends une belle tournure pour nous. Je reçois plusieurs appels de canyonistes de Villavicencio qui n’attendent que de partager leurs découvertes ! Qu’est-ce que ça fait du bien d’être appelés, et de ne plus courir sans cesse en implorant tout le monde !
Amid nous avait recommandé de rencontrer Théo, un Français qui a sa boîte de raft à Villavicencio. Les bontés d’Amid dépassent les frontières ! Nous nous sommes donc mis en contact avec le kayakiste, sur lequel la générosité Colombienne a visiblement déteint !
J’écoute attentivement sa voix dans le téléphone, parasitée par toute cette circulation.
« Pas de soucis, moi je suis pas là mais je dis de suite à mes guides de vous accueillir. Et entre nous les gars, vous n´allez pas vous ennuyer à Villavicencio ! »
« Ah ouai comment ça ? » Je sens l’excitation monter ! Mais déjà Théo a raccroché « Quoi que ce soit n’hésitez pas à m’appeler. Tuuut ...Tuuut ... Tuuut ... »
Mais qu’est-ce qu’il se passe dans cette région de fou ! Ça n’arrête pas !
une demi-heure plus tard mon téléphone sonne de nouveau :
« Salut Ana, ça va , c’est Andrés » me dit une voix inconnue que j´associe rapidement aux contacts de Théo
« Salut Andrés, oui, ça va. Désolé mais je ne situe pas très bien qui tu es »
« Je suis un pote de Théo. Descendez à Villa, on se boit une bière à mon bar et on prépare l’Expé de demain, j’ai une surprise pour vous ! »
Eh ben ça, on n´en revient pas ! On ne se fait pas prier, on plie bagages, on arrête le premier bus qui descend, lequel s’arrête en plein élan (qui prendrait la peine de freiner en entrant dans Guayabetal ?) d’un gros coup de frein en plein milieu de la voie et nous sautons à bord direction Villavicencio, Meta, la porte des Llanos.
3 février
« Oh les gars qu’est-ce que vous foutez ? » s’impatiente Andrès au téléphone. « C’est 8h40, on avait dit 8h ».
Oui c’est sûr, c’est qu’on ne croyait pas qu’il pouvait y avoir pire que les hôtels de Guayabetal, mais si ! Hier soir nous avons peiné à trouver un logement. Il faisait déjà nuit noire, on s’est retrouvé sur la même route qui mène au pétrole, avec la même circulation, sans lampadaire ni lumière, à crapahuter désespérément dans La Cuncia, le lieu de RDV pour le lendemain. On nous avait dit que c’était moins cher de dormir là, et en plus c’était plus proche du canyon.
La nuit en chambre était à $40.000, ce qui dépasse notre budget. En implorant un peu, on a réussi à négocier de mettre la tente dans le jardin, mais franchement c’était comme si les voitures nous roulaient sur la tête. Et ce, toute la nuit. Mais ils vont où tous ces gens comme ça !
Alors le lendemain matin on n’était pas vraiment frais. Et on devait emmener avec nous deux potes de Théo des US, qui étaient restés à bringuer à Villa la veille. Comme d’habitude, les mouvements de troupes ça prend du temps !
Andrès nous attends à la base de raft, on prépare des baudriers et des cordes avec ce qu’ils ont. Ça ne fait que 3 ans qu’ils se sont mis au canyon, Andrés vient à peine de se former grâce au SENA.
Le programme d’aujourd’hui est d’aller descendre la cascade de 60m de El Salto del Angel avec nos deux novices américains (qui sont par ailleurs guides de raft, donc on ne s’en fait pas trop pour eux). La cascade n’est pas équipée pour la descente de touristes, donc on va voir ce qu’on peut faire pour les aider en contrepartie de la balade.
Une heure de campero (le transport en commun local, une sorte de Willies) et une heure et demie de marche dans une humidité étouffante plus tard, nous voilà au sommet de la cascade. La vue est comme dans mes rêves : du sommet des contreforts de la Cordillère Orientale, les plaines s’étendent à perte de vue, sur lesquelles le fleuve Guayaral dessine de gigantesques méandres.
A la montée Andrés nous avait parlé d’un canyon « souterrain ». Il dit que ça fait des mois, voire des années qu’il rêve de ce canyon mais qu’il n’ose pas y aller, par manque de matériel et de connaissance. Pendant toute la marche d’approche Andrés n’a cessé de décrire les mystères d’El intro, ainsi baptisé.
« Tu es en pleine forêt et là sous tes pieds il y a une faille qui s’ouvre, tu pourrais tomber dedans, mon dieu, ça me donne des frissons mais en même temps j’ai tellement envie de voir… Nous y sommes allé au début, voir un peu comment c’était et tu as des gros trous géants (des marmites) , on s’est mit dedans et on arrivait même pas à toucher le fond… s’il pleut quand on est dans cette faille c’est sûr qu’on meurt…. Et la roche est lisse et ocre, elle est magnifique…. On peut nager pendant longtemps je crois… mais c’est bizarre on dirait qu’il y a un canyon au-dessus d’un autre canyon… on ne comprend pas où l’eau va, elle disparaît, elle réapparaît. »
Ses paroles sont un flot continu et plus il me donne de détails, plus mes yeux s’écarquillent, plus mes mains sont moites. Quand on arrive en haut, essoufflés, on double rapidement le programme de la journée :
« Allez les cocos on se descend cet Angel vite fait et après on file … à l’Intro » accentuais-je d’une voix plus grave, pour un effet plus dramatique !
Andrés est fou de joie ! Et il veut apprendre, il regarde tout ce qu’on fait, quel nœud, quelle technique, quel mousqueton, qu’est-ce qu’il y a dans nos sacs.
Puis on organise la descente :
Fred descends rajouter un relais inter pour supprimer ce gros frottement qui a coupé plusieurs cordes à EcoAventura.
Prester, le plus musclé, descends en deuxième avec les cordes pour le deuxième rappel.
Michelle, un peu angoissée de la hauteur, se concentrera sur sa descente au milieu.
Andrès reste avec moi tout ce temps en haut pour faire des petits ateliers manips.
Puis je descends en dernier et je remballe tout.
Au final, comme on avait que notre matos d’ouverture (pas résistant dans le temps), on n’a pas pu faire grand-chose pour remercier Théo de son aide. Ce qui est con c’est que le matos client soit resté à Cartago. Mais on ne peut pas se trimbaler avec autant de ferraille, c’est vraiment trop pour notre caravane !
Malgré le rythme, la descente prends du temps et il a fallu se rendre à l’évidence, la montre indiquant déjà 13h30, que c’était trop tard pour résoudre les mystères de la faille.
Je suis hyper frustrée mais la décision la plus sage à prendre, c’est d’explorer la suite de ce cours d’eau. Andrès l’avait fait il y a trois ans, on va voir si on ne peut pas équiper une grande course. Ça sera déjà ça, et puis, on reviendra pour faire l’Intro après les RDV à Bogota, quitte à refaire la route.
La suite est magnifique. La roche est très hétéroclite : on trouve une roche sédimentaire qui est tellement « fine » et « cuite » qu’on dirait du plâtre, un gros conglomérat parsemé de petits cailloux blancs friables (qui ne sont donc pas du quartz) et un marne dense et joli mais trompeur : il est très friable lui aussi. Il nous faudra trouver la carte géologique de ce secteur pour mieux interpréter le canyon. On trouve 5 rappels. La progression se fait dans d’immenses blocs de pierre. Il n’y a pas vraiment d’encaissement, si ce n’est la végétation dense, mais la descente est très jolie. Nous croisons toute une population de gallito de roca, que je savais nicher dans ces coins du Meta. Dire qu’on nous avait dit qu’il était impossible de les voir sans prendre un guide ! Cet oiseau tient son nom « du coq » car le mâle et la femme ont une crête rouge. Le mâle revête un plumage 80% rouge, la femelle en revanche ne se distingue que par sa crête. Le mâle, lorsqu’il veut s’accoupler, gonfle alors sa grosse crête rouge pour séduire la femelle, de telle manière qu’on croirait qu’il a un petit rocher sur la tête ! D’où son nom littéral de « Coq de roche ».
Nous passons tantôt sous les blocs, tantôt par-dessus, époussetant à tour de rôle les toiles d’araignée et leur maîtresse, jusqu’à arriver au superbe enchaînement final : une cascade de 25m qui tombe dans une grotte semi-ouverte. Dommage que l’encaissement soit si court, trois petits obstacles suivent seulement, sinon il valait vraiment la peine d’être équipé. Notre pauvre Michelle, déjà terrorisée du vide, a zippé en tête de cascade. Elle a si bien retenu ma consigne de ne JAMAIS LACHER LA CORDE qu’elle ne s’est pas retenue avec une des deux mains lorsqu´elle a glissé. Sa mâchoire a cogné si fort contre la roche que j’ai encore l’écho du craquement qui bourdonne dans les oreilles. Mon dieu, j’ai cru qu’elle avait quelque chose de pété. Voilà mon premier accident « client » en canyon : ouverture du menton, 4 points de suture. Encore heureux qu’on était bientôt à la fin, ça pissait le sang. J’ai essayé de lui rafistoler tout ça avec les Steristrip (points de sutures en pansement) mais comme tout est mouillé dans les canyons y’a rien qui colle.
A peine rentrés à Villa, un nouvel accueil nous attends, de l’autre côté de mon téléphone :
« Salut Ana, ça va ? C’est Felipe ! On arrive demain pour l’ouverture, vous êtes où ? »
« Salut Felipe, on arrive, on avait un super plan canyon à Villa on remonte de suite loger à Guayabetal et on se voit demain au petit déj ! »
J’adore quand ça rouuuule !
Qui l’eût cru que nous soyons aussi enchantés de retourner passer une nuit là-haut !
4 février
Les Bogoteños sont en week-end ! Ça déboule en masse dans Guayabetal ! Et dans la procession, on retrouve nos deux futurs acolytes de Colombian Canyons ! Cette grande famille de canyonistes est vraiment très accueillante ! Ainsi nous faisons la rencontre de Felipe, un homme grand, musclé, la quarantaine, le physique type de l’Antioquenien comme ils disent ici : il a gardé le trait des conquistadors. Malgré sa minceur, Alexandra semble très sportive. Elle a également la peau blanche et ses cheveux sont moins épais et d’un brun moins intense que les Colombiennes. Elle aussi a des allures et une attitude d’Européenne.
Didier nous rejoint et nous prenons le café tous les cinq. Malgré les aventures qui nous attendent, nous ne pouvons pas nous empêcher de partager nos expériences respectives et de nous réjouir de nous rencontrer. Nous avions RDV à 8h. L’heure tourne.
« Bon, je vous avais parlé des deux cascades à ouvrir, mais finalement il vaut mieux que vous alliez faire la partie haute de Chirajara » nous annonce Didier, notre meneur d’orchestre.
« Ah bon d’accord » acquiesce Felipe, pas franchement tracassé du changement de plan
« Moi je suis juste venue faire du canyon » annonce Alexandra.
Fred et moi regardons la conversation faire des rebonds. Didier c’est le local, c’est lui qui connaît les meilleurs plans ! Et il est tellement gentil que s’il veut savoir ce qu’il y a là-haut, et ben on va lui dire !
« Bon super alors parce que j’ai réservé un campero qui peut vous monter au chemin que je connais » se réjouit-il.
Tout marche comme sur des roulettes. Nous sommes à l’arrière du campero, d’un rouge aussi étincelant que la décapotable de Barbie. Le chauffeur fort aimable nous fait payer « à prix d’enfant » : lui et son campero sont chargés du ramassage scolaire des fermes alentours pour emmener les enfants à l’école rurale du hameau de Chirajara. Pour $30.000 nous sommes à plus de 30min de piste cahoteuse, au hameau de Chirajara Alto. Didier mène notre convoi, il nous accompagne en ouvrant le chemin du canyon à la machette. Nous progressons dans des herbes aussi hautes que moi, puis dans une broussaille plutôt piquante. Nous nous perdons un peu dans la forêt oú nous finissons par descendre le reste d’une manière plus ou moins contrôlée sur les fesses jusqu’au cœur du canyon. A cet endroit notre escorte, sans matériel de canyon, doit faire demi-tour. Nous le remercions chaleureusement mais il n’y a rien à y faire : Didier trouve que son geste est normal alors qu’il est complètement généreux de sa part de s’occuper de toute cette logistique avec un tel plaisir !
Quant à notre petit groupe …mmh, je frissonne d’avance ! La descente de Chirajara de l’autre jour était si belle que cette beauté est forcément une continuité ! Nous ne tardons pas à nous équiper sous un soleil ravissant, nos collègues sont plein d’entrain, toutes les conditions sont réunies !
« Moi franchement je ne pense pas que y’ait grand-chose » souffle Felipe, en enfilant sa combi à cloche pied sur ces gros blocs de schiste bien ronds.
« Tu rigoles » je repars alors avec ma théorie, « il y a 300m de dénivelé jusqu’au début de la deuxième partie, ça peut pas être que de la désescalade ! »
"Moi je soutiens qu ´on aurait du prendre plus de corde" renchéri Fred
« Mmmh, on verra bien. » conclut-il.
Et de fait, nous commençons à peine à progresser à travers ces gros blocs que le vide se cache à l’horizon ! C’est terriblement excitant ! Quelle adrénaline de toujours vouloir voir ce qu’il y a « au-delà ». La curiosité nous ronge, Felipe vole au-dessus des blocs, Fred me double et affiche, á l´horizon, un sourire de victoire : non seulement nous sommes à la tête d’une cascade de 30m sculptée dans une belle roche, mais en plus, depuis notre point de vue, on dirait bien que ça continue encore et encore !
Alors Fred adopte son premier réflexe : l’économie d’énergie ! Et je le revois faire la même chose dans Cruz Gorda quand, pris d’assaut par l’excitation mais aussi par l’inconnu, sa raison de montagnard nous ordonne « d’économiser les points », « on ne sait pas combien de cascades nous attendent », « si ça s’encaisse il n’y aura plus d’amarrages naturels », « on n’a que 10 relais ».
OK, à contrecœur mais en sachant qu’il a raison, nous descendons sur un arbre plutôt que d’équiper « dans l’actif » (dans le cours d’eau, que nous estimions à 200L/sec), ce qui nous aurait valu 1 relais et 1 relais inter, donc 4 points et ¼ voire 1/3 de batterie, mais une franche partie de plaisir aussi !
La progression est sans cesse interrompue par des cascades d’une quinzaine de mètres si bien que nous marchons peu. Je noirci mon carnet étanche en dessinant les traits de la topographie de notre course avec des annotations codes : « AN RG » ou « Af 40L RD » ou encore « ++RD + Dév ». Je m’applique : un petit carré vaut 5m. Je contemple mon travail, je le détaille. « Quelle belle courbe trace la première cascade » me fais-je à moi-même.
Nous descendons sur amarrages naturels autant que possible jusqu’à ce que nous arrivions à l’inévitable réjouissance : le canyon s’encaisse, les parois d’un gris clair se dressent sur une dizaine de mètres, ne nous laissant plus aucune possibilité d’échappatoire le temps de quelques ressauts. L’eau scintille sous le soleil, des petits poissons jouent dans les marmites (vasques d’eau au mouvement circulaire, provoqué par le courant) et se collent à nos kits de canyon. Fred fait chauffer le perfo, les points décorent la roche sur la RG (rive gauche) et nous permettent de franchir ces petits obstacles dont l’encaissement nous rappelle le canyon du Llech (Pyrénées Orientales). Une de ces cascades est si étroite que le débit, ainsi concentré, nous dérouille et nous plaque au fond de la vasque. Nous nous amusons comme des petits fous. Les surprises s’enchaînent sans relâche, de beaux petits papillons bleus batifolent dans les courants d’air avec des yeux dessinés sur les ailes. Le canyon s’élargit puis se resserre à nouveau pour nous servir quelques sauts et toboggans. Le contraste de la lumière avec la roche, et cette eau qui brille dans les vasques au milieu, nous remplisse d harmonie.
A 16h nous arrivons au début du canyon officiellement connu, que Felipe et Alexandra ont fait maintes fois, mais pour la première fois ils font cette partie en sachant ce qu’il y a derrière, et ça n’a pas de prix !
Bien sûr une telle découverte nous a valu quelques bières jusqu’à tard á Guayabetal et les plans pour le lendemain prennent une nouvelle forme !
Il était convenu que nous devions aller découvrir le parcours « des deux cascades de Didier ». Mais nous sommes si impatients avec Fred (une valeur bien peu Colombienne je dois reconnaître) à l’idée de découvrir El Intro, que je ne peux pas m’empêcher d’en parler et les mots m’échappent sans que je puisse les retenir.
« Le gars avant-hier on a été faire un canyon avec Andrés de Villa » (Felipe et Alexandra connaissent bien le boss Théo) « et franchement y’a un canyon dont il nous a parlé, je crois que ça va être une perle ! ça promet d’être dément y’a « un canyon au-dessus et un canyon en-dessous », et je ne fais que citer Andrés. Je crois que c’est une faille un peu souterr… »
« On y va ! » me coupe alors Felipe
« Sérieux ? » je m’étonne qu’à moitié
« Oui, on y va. »
« Et les cascades de Didier ? »
« On ne s’est engagé à rien, et les cascades de Didier elles seront là une prochaine fois »
« Oui mais … » j’ai mauvaise conscience d’abandonner Didier
« Allez! On va chercher vos affaires et on descends rendre visite à ce cher Andrés »
On part presque en plein milieu de la bière !
Andrès nous accueille chaleureusement à son bar. Il est super content de savoir que des explorateurs vont enfin mettre ce mystère à jour, mais il est déçu de ne pas pouvoir participer
« Non je bosse au bar moi c’est samedi soir je vais me coucher tard »
J’ai l’impression d’être une traître voleuse de rêve.
« Felipe, est ce qu’on doit vraiment y aller ? »
« S’il nous donne sa bénédiction bien sûr »
« Mmh, j’ai mauvaise conscience. »
En même temps si on a RDV au Ministère demain le 6, c’est notre seule chance de faire cette descente.
« En parlant de Ministère » intervient Fred, qui vient de se connecter à la Wifi du bar
« Non, me dis pas qu’encore une fois … » je palissais déjà
« Juan Camilo propose le 9 ou le 10 … » lis alors Fred
« Mais ils sont pas possible, ils se prennent pour q...» m’outrais-je alors que Fred me coupe
« Mais Juan Camilo a répondu à son propre mail »
« Hein ? »
« Il dit « J’ai révisé mon agenda, je confirme notre RDV du 6 à 11h ».
Bon, je suis soulagée mais j’ai pas trop compris la nature de ce monologue internet.
Donc c’est bien ça, demain Dimanche, c’est le jour pour partir à la découverte d’El Intro. Le destin fait que tout roule tellement qu’il semble naturel de se laisser porter par la vague.
« Allez-y » nous presse Andrés hors du bar « Vous me raconterez tout après OK, je veux des photos et la topographie ! »
« Promis, promis, promis » lui répliquais-je alors en lui sautant au cou ! « Merci Andrés »
« Franchement, merci Andrés » me fait écho Fred à son tour, le regard sincère.
« Super mec, t’assures » le félicite Felipe
« Mais ça veut dire quoi en-dessus dessous ? J’y comprends rien moi » conclu Alexandra, dubitative.
(Publication du prochain épisode demain …)
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