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La Esmeralda [Antioquia 2/3]

11 mars

7h00

Contre toute attente, nous apercevons Don Horacio et sa jument sur le versant d'en face, il descend en zigzaguant au gré du sentier, dans le pré qui mène au pont suspendu. Ce cher Horacio, il est trop mignon à tenir sa jument à la main et à avancer d’un bon pas pour remplir sa tâche. Nous sommes tous étonnés de le voir arriver si tôt et n’avons pas même le temps de boire le café que nous sautons dans nos bottes, un sac vide sur le dos chacun, pour partir à sa rencontre et décharger la brave jument. Mais Don Horacio avance d’un si bon pas qu’il arrive jusqu’à la finca. La jument est trempée de sueur, ses nasaux sont complètement dilatés. La veille nous étions descendus avec un sac d'une dizaine de kilos chacun, la pauvre bête devait donc descendre de bon matin une charge dépassant les 100 kilos sur ce sentier épuisant.

Notre cher Horacio, lui, se porte à merveille. Il est ravi de s'être acquitté de sa mission et s’assoit boire le bol de chocolat à l’eau que lui a tendu Sandra. Puis il prend place parmi nous et avale son copieux petit déjeuner.

A la ferme nous nous mettons au rythme de la famille. Nous déjeunons à 7h et dînons à 18h. Les deux repas sont si copieux que, pris dans nos aventures, nous sauterons le repas du midi tous les jours. Le matin nous déjeunons les restes de la veille : haricots, lentilles, riz, galette de plantain, fromage fermier frais du matin (fort en goûté et très salé, hyper bon!) et arepas faite-maison et un œuf. Moi je bois mon chocolat mais je demande quand même du café. Malgré qu’ils le cultivent, je suis étonnée qu’ils n’en boivent qu'une tasse, avant de s’acquitter de leurs tâches matinales puis de prendre ensuite leur petit-déjeuner! Ici le café est versé dans l’aguapanela, le jus de canne à sucre, ce qui le rends automatiquement sucré.

Petit-déjeuner paysan, de quoi bien commencer la journée

« j’ai eu un mal de chien, je suis parti à 4h30 ce matin pour être à l’heure mais le harnais de ma mule s’est cassé alors que j’étais déjà sur le replat (à 1h de marche), aussi bien que j’ai dû faire demi-tour et décharger ces costales qui pèsent bien 6 arrobas (une arroba vaut 25 livres soit environ 12kg) ! »

Pauvre Horacio ! Un paysan tient toujours sa parole et l'attitude d'Horacio nous le prouve encore une fois. Nous qui pensions qu’il partirait qu’à 6h et qu’il descendrait en 2h, le pauvre en a mis au final trois et il est tout de même arrivé avant l'heure prévue.

nuit

Toutes les conditions sont merveilleusement réunies pour attaquer la moitié inférieure de l’Esmeralda aujourd’hui. Nous commençons par la moitié inférieure en espérant un autre jour pouvoir monter bivouaquer sur le plateau et faire la partie supérieure. Hernan nous a prévenu : la marche d'accès de la partie inférieure est déjà bien costaud, ça nous donnera un aperçu de ce que sera la partie supérieure!

Il n’a quasiment pas plus cette nuit, le débit est idéal, le grand ciel dégagé est prometteur, Horacio est arrivé en avance, toutes nos affaires sont prêtes, nous sommes bien reposés, Hernan est là. Quoi rêver de plus ?

« Mmh, non je suis désolé mais je suis vraiment pas bien là, j’ai pas dormi de la nuit » susurre Fredo d’une voix basse, couché dans son lit, à l'agonie. Il est malade. Il a froid, il a vomi toute la nuit et il se sent faible. Quelque chose de notre délicieux repas n’est visiblement pas bien passé. Lait de vache crue? Goyave ? Viande? Eau de la rivière?

« Fred, on va faire la Esmeralda aujourd’hui, tu ne peux pas louper ça ! » essayais-je de le motiver

Mais il n’y a rien à faire. Fred est cloué au lit. Comment je vais faire, moi, sans mon binôme ? Qui va me critiquer mes relais ?!

Je suis triste. Sans notre binôme, je me sens impuissante. On n'a jamais travaillé séparément.

"Allez Anaïs ! Il faut prendre son courage à deux mains." m’encourageais-je en abandonnant Fred à son triste sort. La journée est radieuse, les copains sont ultra-motivés, ils comptent sur nous.

Je pars préparer la trousse d’équipement : les goujons, les plaquettes, la sangle, la dyneema, la clé, le marteau, le perfo, les cordes. David a même pensé à prendre des radios et franchement, c’est pas de refus. Nous n’avons encore jamais ouvert ensemble, il faudra qu’on apprenne à se connaitre, et à se faire confiance. Et il faudra que ce soit rapide, car dans quelques heures le jeu de la confiance se fera à plus de 500m du sol…

Je suis prête. Horacio se remet en route avec sa mule. Je sers franchement sa main à quatre doigts et le remercie du fond du cœur pour son aide.

« Dios le pague » fait Rigo à son tour. « Que Dieu vous le redonne ». Cette belle expression locale qui remplace populairement le « merci ».

Je retourne voir Fredo. Sandra lui a fait un bon remède paysan : du café amer avec du jus de citron, et une bouteille d’eau bouillie avec de la poudre pour se réhydrater. Eux, quand ils ne sont pas bien, c’est ce qu’ils prennent, mais rien de tout ça ne convain Fred. Quand je l’apporte à Fredo avec le rassurant « Tu vas voir, bois ça, ça va te faire du bien ! » il me rétorque un « Mais t’es folle, je ne suis pas un paysan moi, je suis un fragile petit citadin ! ». Tant qu’on ne perd pas le sens de l’humour, c’est que tout va bien encore !

« Allez file, faites attention surtout, et interdiction de passer la nuit dans le canyon tu m’entends ! »

Je rigole et je file. « T’es fou, je ne compte pas dormir dans le canyon ! Allez, quand tu nous verras descendre depuis la fenêtre cette après’m, ça te remettra d'aplombs ! Reposes-toi bien !»

Nous chargeons nos sacs de canyon sur nos épaules et embranchons le pas rapide et habitué de Hernan, à travers les prairies des chevaux, puis à travers le champ de café et enfin dans les bois. Il est déjà 9h. En fait, il n’y a pas de « chemin » pour aller à la cascade. C’est un chemin qui n’existe qu’après notre passage, une fois que Hernan l'a habilement taillé à la machette d'une largeur suffisante pour qu'un homme et son sac puisse passer. Puis, chaque pied tassant les feuilles, la terre, les branches, font que le sentier est ouvert… pour quelques jours.

Nous savions que ça allait être dur. La paroi de la Esmeralda est abrupte et la forêt qui l’entoure est d’une pente similaire, si ce n’est qu’on peut escalader en s’accrochant aux racines, aux pieds des plantes, aux branches. Parfois nous sommes dos à une petite falaise, la terre ne laisse de la place que pour le bout des pieds, et nous glissons de biais jusqu’à l’arbre, la racine suivante. Les quatre hommes m’aident régulièrement. J’en reviens pas qu’on va se taper 500m de dénivelé comme ça. Les frères sont aux anges, ils sont dotés de agilité du chat, cela ne fait aucun doute. Rigo adore toucher la terre, se suspendre, escalader, tirer sur les lianes. Et Hugo, qui ne disait rien jusqu’à présent, suit Hernan comme son ombre, comme son « parcero » comme on dit par ici, comme les deux taureaux de traits qui sont unis par le cou pour travailler ensemble. Rien ne perturbe Hernan. Il est heureux dans la forêt. Il porte la même charge que nous (malgré l’absence de Fredo, nous avons tout de même réparti le poids des lourds sacs en 5) et taille le chemin à la machette, comme s’il n’était pas en équilibre sur du rien, comme si la terre n’était pas en train de s’égrainer sous ses pieds.

« Ici on chasse beaucoup le lapin et la tatooora (famille des cervidés, je l'écris peut-être mal), mais moi ce que je préfère, c’est la guaaagua ! »

« La guagua » répète Hugo qui rêve d’une vie pareille

« Oui, la guaagua » répète Hernan de son bel accent chantant. La guaaagua c’est la meilleure viande qui exiiiste. Plus jeune je passais des nuiiits sur ces perchoooirs en tronc de goyavier, à surveiller la guaaagua. » dit-il en se souvenant en souriant. « Mais maintenant je ne fais plus ça, ma chienne elle, elle me rapporte toujours la guaaagua, une fois elle m’en a ramené deux de trente livres (15kilos) ! »

« Ouah, 30 livres », répète Hugo, ébahit, qui n’attends plus que l’occasion de partir chassez la guagua.

Perchoir pour chasser la guagua, construit avec du bois de goyavier. Au premier plan, notre puerto ricain David

Ce petit animal, dont raffole les habitants du Hameau du Barrage, a une allure d’énorme rongeur mais il est très joli : il est marron clair et rayé de blanc. Il nous a montré des vidéos, on a certainement pas envie de tuer un animal pareil.

« Nous on chasse un animal qui ressemble plus à la Tatora » participais-je

« Ah mais la tatora, c’est une sale bête, elle attaque les chiens » m’explique Hernan. « Rien de mieux que la aa » reprit-il. « Tiens, voilà donc une trace, vous voyez ces petites marques ici. »

Effectivement, il y avait deux petites empreintes dans la terre, à peine visibles. Et voilà que nous suivons les traces de la guagua, et nous écartons du canyon, Hernan est hypnotisé!

Il nous montre aussi un terrier de « armadillo », de la famille du tatou, un nid avec des œufs de serpent. Nous faisons une pause pour goûter aux « coronilla »

« C’est la nourriture de la guagua » chantait Hernan.

Il le dit tellement de bon cœur. La coronilla, une petite pomme qui à l'air de porter une « petite couronne » a un goût similaire à celui de la goyave, mais sans tous ces pépins tout durs.

Le terrier du tatou

Nous évitons aussi quelques dangers : sur un coup de machette bien placé un nid de guêpes est tombé sur Hugo, et un peu plus loin Rigo a relevé la tête sous une grande feuille où nichait une chenille aux poils acérés, la « Barba de Indio » (Megalopyge orsilochus), qui lui a fait l’effet d’une piqûre de guêpe. Certaines de ces petites chenilles poilues peuvent être mortelles, mais celle-ci est inoffensive. Moi j’ai mis mes gants pour m’accrocher à tout ce que je pouvais et éviter d’être un poids pour le groupe, mais certains arbres couverts d’épines t’attaquent parfois par surprise, en te menaçant de te faire perdre l’équilibre.

L'équipe suit Hernan à travers les bois

Notre marche dure trois heures. J’ai l’impression d’être un petit trappeur. Hernan nous ébahi tous. Il ouvre le chemin comme s’il existait déjà, il se repère avec une aptitude déconcertante. En fin de matinée, ma réserve d’énergie est bien entamée mais nous sommes récompensés : nous sommes au sommet de la grande cascade du milieu, il ne nous en reste plus qu’une à grimper et nous arrivons au point de départ prévu : le grand plateau, dans le coude du canyon, exactement à la moitié, au pied des grandes cascades en plan incliné.

Hernan fait demi-tour et nous sommes en haut de la troisième chute de l’Esmeralda. Il est 12h quand, religieusement, nous étalons l’ensemble de notre équipement sur les rochers, refaisons les sacs nécessaires au poste de chacun, et enfilons nos combi.

L'Expédition guidée par Hernan, au pied de la première cascade de l'Esmeralda (partie inférieure)L'Expédition guidée par Hernan, au pied de la première cascade de l'Esmeralda (partie inférieure) De gauche à droite : Moi-même, David, Rigo, Hugo et Hernan

12h30

Briefing. J’explique aux coéquipiers comment je prévois que se déroule la sortie, je détaille le rôle du second, du troisième et du dernier. Je récapitule brièvement le matériel que je vais utiliser pour équiper le canyon, comment l’utiliser de manière optimale et les techniques de franchissement qu’ils auront à effectuer.

« Rigo j’ai mis ma frontale et la pharmacie dans ton sac étanche. Le deuxième devra me suivre avec une corde et de quoi protéger les frottements, le troisième s’organise avec le dernier sur la récupération des cordes et le dernier nettoie les relais et descends. J’ai la radio, elle doit rester avec le second quand je descends. »

David me remet une des radios que j’allume et que je glisse dans la poche du haut de mon sac.

« Attention, elle n’est pas étanche me prévient-il. On se branche sur le canal 1 ».

Ils pratiquent tous les trois le canyon d’ouverture mais ils ouvrent toujours sur Amarrage Naturel et n’ont jamais eu, ni l’occasion, ni la chance d’avoir un perfo. Donc à moi l’honneur !

Rigo est un grand féru et, comme tout canyoniste Colombien qui se respecte, il ne mange que le « nectar », il ne fait que « des ouvertures », il ne fait quasiment jamais des « classiques » comme en France (c’est-à-dire des courses déjà équipées, déjà « ouvertes »). Hugo l’a suivi il y a un an et David s’est mis à fond dans le canyon à Puerto Rico depuis deux ans : de quoi s'éclater à la retraite! Mais lassé des 10 seules courses valables de son île, il s’expatrie trois fois par an pour faire des ouvertures en Colombie.

12h45

Je descends sur un arbre pour atteindre le sommet de la première cascade : 75m. En tout, la moitié inférieur du canyon d’Esmeralda n’est composé que de trois grandes cascades, que nous avons longuement étudié aux jumelles, et de quelques petites entre chaque. Malgré les 500m de dénivelé, on devrait n’en faire qu’une bouchée.

J’ai une pensée pour Fredo alors que je perce mon premier relais. La C75 met notre équipe en jambe. Je suis sidérée de voir mes co-équipier aussi consciencieux que disciplinés. Nos conditions de travail sont optimums. Un arbre et un relais ont suffi pour descendre cette cascade, tout le monde a pu réviser le relais suspendu. La vasque de réception est divine. Assis dans nos baudriers, suspendus à la paroi, nous admirons sur le versant d’en face le gros canyon de Santa Barbara, à côté de chez German, le canyon qui ne nous a pas laissé passé la veille.

Le ciel, couvert, se maintiens sans aucune menace. Nous sommes sereins. A 13h45 je traverse la vasque de réception de cette première chute à la nage, en admirant mes coéquipiers faire leur travail. Les cordes pendent de haut en bas de la cascade, leur travail est logique et leur descente fluide. C’est parfait.

Du haut du deuxième relais de la C75

Passons au plat principal : la chute intermédiaire, 180m. Le jour de la préparation de l’Expé à La Ceja, nous avions estimé les longueurs des chutes grâce aux images satellites de GoogleEarth. Étonnamment, à une vingtaine de mètres près, le résultat était assez précis.

Arrivée la première, j’accroche donc un bout de corde autour d’un arbre pour m’approcher au plus près du vide et prévoir les fractionnements (le nombre de relais à poser). J’en estime un 20m plus bas, puis un autre 90m plus bas. Ce deuxième bombé ne me permet pas de prévoir la suite, mais d’après la photo que j’avais prise de la cascade intermédiaire, il en faudra un troisième. J’attends que mon équipe se regroupe pour faire un briefing. Je perds peut-être 30 minutes à les attendre, mais ces 30 minutes vont nous économiser un temps fou pour la suite. Une fois dans la cascade, plus aucun de nous ne se verra ni s’entendra probablement, alors il faut que les choses soient claires pour tous, que chacun connaisse le rôle qu’il a à jouer et que chacun dispose de la bonne longueur de corde.

15h.

Top départ

15h30

Rigo me rejoins au sec au premier relais

« Dis donc, c’est vraiment tout petit tes relais ! » s'étonne Rigo

Il parle du diamètre des ancrages : goujons de 8mm reliés avec de la dyneema (la cordelette qui sert à relier deux points entre eux afin de répartir les forces.)

« Ah oui, c’est vrai que pour vous c’est une première ! » compatissais-je. Je sais qu’ils me font entièrement confiance, mais ça ne coûte rien de rassurer un peu :

« T’inquiète c’est du béton ça Rigo ! Il faut juste te longer (les longes sont deux cordes dynamiques attachée au baudrier qui te permettent de t’accrocher au relais) dans le point du bas ou dans le maillon rapide. »

Ce qu’il fît.

« Allez, tout est bon pour toi ? Je vais essayer de mettre un relais là-bas, à gauche de la veine d’eau. Mais si j’arrive à mettre une protection de corde, je descendrais plus bas, ok ? »

« Ok ».

J’initie ma descente. Comme idéalement prévu, j’installe une protection de corde pour protéger la corde d’un frottement et continu ma descente plus bas. Mais l’endroit où je pensais installer le troisième relais est inaccessible, à moins de faire un gros pendule (balancier) qui risquerait de faire sauter ma protection de corde plus haut, et donc de la sectionner. Je descends donc encore plus bas, prise au dépourvu, jusqu’à buter contre mon nœud en fin de corde. Et merde, ma corde est trop courte, je suis en pleine paroi, sous une petite gerbe d’eau, ça sert à rien de faire un relais ici.

Je siffle trois coups pour indiquer qu’on doit me « dé-bra-yer » (me donner plus de longueur depuis le haut). C’est donc Rigo qui doit faire la manip.

Tut Tut Tut

Rien ne se passe

Tuut Tuut Tuut !

5 minutes

Toujours rien.

Merde, à tous les coups ils ne m’entendent pas.

La paroi est en léger dévers et je glisse vers la chute d’eau, exactement là où je ne veux pas aller. Une fois sous la chute, je ne pourrais plus sortir le perfo pour percer les points.

Je prends alors la plus profonde inspiration qui soit et siffle de toutes mes forces, il faut vraiment qu’ils me débrayent, j’ai besoin d’une bonne vingtaine de mètres supplémentaires.

TUUUT TUUUT TUUUT !

Rien

Oh punaise. Là c’est la merde … mais pas tant que ça : il y a la radio de David.

Désolé David, je sais qu’elle n’est pas waterproof, mais là j’ai pas le choix.

« Rigo, tu me copies ? » appelais-je Rigo, la bouche collée à la petite radio noire

« Oui Anaïs, on entend trois coups de sifflet, mais qu’est-ce que l’on doit faire ? » me réponds David qui a visiblement rejoins Rigo et s’est emparé de sa radio.

Alors là j’en reviens pas ! On avait pourtant bien récapitulé ensemble

1 coup de sifflet pour « stop », 2 coups « O-K », 3 coups « Dé-bra-ye »

« Ben Débraye David voyons ! J’ai besoin de plus de corde ! »

« Ah Ok, je t’envoie Rigo avec une corde supplémentaire alors ! »

« Mais non David, qu’est-ce que tu racontes ! Débrayes, donne-moi du mou, je suis en bout de corde, j’ai besoin de 20 mètres ! »

« Ah d’accord, d’accord, on te fait ça ! »

Ouh là, on aurait pu rester un bon bout de temps de cette situation pensais-je alors qu’ils me débrayaient tranquillement. J’en reviens pas.

La pente glissante m’emmène toujours vers la chute. J’ai libéré mes deux mains de façon à me retenir le plus possible sur la paroi aussi lisse que glissante. A gauche, en contrebas, j’ai repéré une petit coin qui sera idéal pour installer le relais.

« Allez Anaïs, ça va le faire, allez, on y croit, on ne va paaas glisser. Doucement, voilà. » m’encourageais-je. Au total ce plan incliné en léger dévers mesure une cinquantaine de mètres. C’est pas évident. La roche est glissante. Mais une fois que j’aurais attaché la corde au deuxième relais, ça sera plus facile pour les suivants. Alors que je suis sur le point d’atteindre ma petite niche, ma trousse à outil se bloque dans une aspérité et j’entends les goujons (ancrages) dégringoler.

Tlinc tlinc tlinc

« Oh non pas ça ! ». Je coince un pied dans une petite brèche, je siffle un coup pour qu’ils arrêtent de me débrayer et alors que je me précipite sur ma trousse pour vérifier son contenu, je vois le forêt prendre son envol, et je reste paralysée, les grands yeux ouverts sur le vide dans lequel il s’est projetée.

Je regarde à nouveau dans la trousse, le deuxième est toujours là. Punaise, celui-là il ne va pas m’échapper. Aller, tout va bien.

Je perce. Mon relais est prêt dans un temps record : 15 minutes à peine. Je suis super contente, les gars auront à peine eu le temps d’attendre que je siffle deux coups du plus fort que je peux pour leur signaler que la corde est libre. J’ai dû descendre sur 90m. Sur une longueur pareille, le poids de la corde (mouillée) est si lourde que la personne ne haut ne peut plus faire la différence, par la tension de la corde, pour savoir si le coéquipier en bas est encore dessus ou pas.

J’attends 10 minutes.

Rien ne bouge.

Je siffle de nouveau si fort que je me bouche les oreilles et que j’en postillonne par le sifflet.

10 minutes. Toujours rien.

Encore une fois. Rien.

Dans les embruns je commence à avoir froid. Soit ils ne m’entendent pas, soient ils ont du mal à s’organiser. Peut-être que la corde s’est sectionnée ? Peut-être que quelqu’un est bloqué ? Tout me passe par la tête.

Pendant ce temps Fred nous observe aux jumelles depuis la finca. Il nous raconte plus tard qu’il se demandait bien ce qu’on fichait. Chacun était suspendu à son relai. Moi j’avais mis ma capuche et m'étais assise dos aux embruns en attendant que quelqu’un descende. Rigo attendait à son relais. David lui était juste au-dessus, bloqué volontairement sur une corde, et Hugo était resté en haut, accroché à l’arbre de départ. Les cordes étaient molles, les relais fixés, tout allait bien et pourtant rien ne bougeait. « On se demandait vraiment ce que vous foutiez ! Vous avez dû perdre 1h !» racontait Fred.

« Ce qu’on foutait ? » lui répondais-je « C’est que j’avais noyé la radio qui n’a plus voulu marcher par la suite, que les gars n’entendaient pas mes coups de sifflets et que la longueur de corde était telle qu’ils pensaient que j’étais encore en train de travailler ! » expliquais-je. « Tu sais ce que c’est ! Dans les grandes verticales, de loin, en tant que spectateur ça parait si simple, parce que tu as le tableau général, mais quand t’y es dedans, que tu ne vois personne, que tu n’entends personne, tu te sens seul au monde ! »

J’ai donc tenté la radio, et plus jamais je ne prendrais une radio sans une poche Ziplock pour la protéger. Je l’ai noyé, fais chier. Je tentais d’appeler. L’alarme marchait de ma radio à la sienne, mais les voix n’étaient qu’un lointain grésillement. Jusqu’à ce que, au bout d’une vingtaine de minutes, à force de prières, David entende ma voix

« La corde est libre ! »

« Ah, super, Rigo part ! »

Je vois enfin la corde se secouer, Rigo arrive, tout petit. Il tremblote de froid le pauvre.

« Aller Rigo, j’ai une bonne nouvelle pour toi ! On descends cette portion et on va se réchauffer dans le petit coin sec là-bas, tu vois ? » dis-je en pointant du doigt. « Tiens déroule la corde ça va te réchauffer ! »

Il déroule la corde puis la lance

« Je suis dégoutée je voulais trop me la péter avec mon relais super rapide ! Et au final tout le monde se la caille » dis-je pour le faire rire !

C’est effectivement la dernière portion de cette grande cascade. Lorsque je me retourne vers le haut, je peux enfin voir le tableau général de cette C180, et la danse commence, fluide, une valse ! Chacun fait son boulot. Rigo s’accroche au relais, siffle deux coups à l’attention de Hugo, qui descend de son arbre, et double David. Ce dernier est le plus expérimenté. Il ferme donc la marche. David commence à ravaler la corde blanche de l’arbre. Rigo descends sur ma corde rose, Hugo arrive à l’ancien relais de Hugo, David descends sur la corde blanche de Hugo.

Rigo descends le dernier tronçon de la cascade de 180m

« Wouhouh !! Super ! Ouah, celle-ci était super » crie Rigo en descendant les derniers mètres pour me rejoindre. J’adore les voir si heureux ! Quel beau morceau !

« Dis donc y’a des embruns par ici ! » fait-il en se défaisant de la corde.

« Rigo, ce n’est pas des embruns, c’est la pluie » lui signalais-je

Et ce n’était pas une petite pluie. Les nuages sont devenus noirs, ça tonne et un rideau de pluie s’est abattu sur nous. Pourvu que ça ne dure pas.

« Rigo, je m’avance je vais commencer à repérer la dernière cascade d’accord ? Si t’as le temps, jette un coup d’œil à mon foret, on ne sait jamais. » Je partais, en sautant entre les gros blocs. Puis en me retournant « Ah et Rigo, dès que quelqu’un récupère une corde, n’importe laquelle, stp, qu’il vienne sans perdre de temps d’accord ? Avec cette pluie… »

« Ok ça marche, on fait comme ça. »

17h.

Je cavale entre les blocs, à l’approche de la dernière cascade, d’environ 60m selon nos estimations, les petits ressauts forment des toboggans qui se jettent dans des vasques suspendues. « Je ne vais pas les faire toute seule, on les fera peut-être après » pensais-je

« Eh Fredo regarde ce que tu te perds » fis-je en filmant « de jolis petits toboggans ! C’est quand même con que tu sois tombé malade ! » rigolais-je derrière la caméra.

Bon aller, fini la déconade. Je vais voir ce que je peux faire à la dernière cascade. On va se la faire vite fait parce qu’avec ce temps. La pluie s’intensifie, l’orage se déplace au-dessus de nous on dirait. Pas de bol.

J’ai repéré un arbre bien suspendu au-dessus de la cascade, celui-là devrait faire l’affaire, avec un peu de chance on descend d’un jet jusqu’en bas et on en parle plus. Je n’ai pas de bout de corde pour me suspendre et voir si mes prévisions seront bonnes.

« Mais qu’est-ce qu’ils foutent » m’impatientais-je. J’étais grimpée sur la rive droite du canyon, dans les arbres, pour trouver mon amarrage naturel. Tant pis, il faut que je fasse demi-tour pour aller voir ce qu’il se passe, ils ont peut-être bloqué une corde les pauvres, et moi qui m’impatiente.

Quand je redescends des arbres j’en crois pas mes yeux : je ne peux plus passer, le bruit de l’eau est assourdissant, l’eau est montée d’un coup, dans mon dos, pendant ce petit quart d’heure où j’analysais mon arbre. Mais c’est pas possible… Le petit toboggan si innocent est devenu un geyser complètement mortel, te propulsant directement … dans la grande cascade. Pourvu que personne ne s’aventure dans ce cours d’eau. Pourvu que les gars soient à l’abri. Qu’est-ce qu’ils vont faire ? Qu’est-ce que je peux faire ? Je veux remonter le cours d’eau mais c’est impossible. Et si j’ai un pied qui s’embarque, je pars c’est sûr. Bon, je laisse mon sac, je l’attache à un arbre et je remonte, je serai plus agile.

J’accroche mon sac.

« Non, mais non, t’es folle, t’as le perfo, c’est la vie de tout le monde là qui se joue. » pensais-je ensuite en récupérant mon sac

« Ok, ok, je garde mon sac. Bon. J’attends ? » me répondais-je à voix haute

Ok j’attends. Je suis dans une petite grotte, sur la rive droite du canyon. En deux pas d’escalade je peux remonter dans les arbres si je veux. L’eau monte encore. C’est effarant. Ça me fait froid dans le dos. Une telle violence. Nous ne sommes que des petites fourmis… je suis assise sur un rocher, mais je sais que je ne peux pas rester là.

Il faut que je monte, que je me mette à l’abri, je ne pourrais pas remonter le canyon de toute façon.

Et avec mon sac qui pèse ses 20kilos, je vais réussir à grimper ? Tout à l’heure je suis montée sans lui et déjà c’était pas évident. Mais si je reste là, je vais finir par me faire embarquer.

« Non, allez, Anaïs, t’as pas le choix, vas-y ma belle, pousse sur ces petites jambes ! » me disait l’ange dans ma tête

« Oh, petites jambes toi-même ! » répondait le petit diablotin.

Ça me fait sourire.

Je grimpe, je suis au milieu des arbres, j'ai une vue panoramique sur la violence de l'eau. Je reste debout, penaude, sans solution qui me vienne à l'esprit.

Bon maintenant quoi.

18h

Ca y’est, ça fait une heure que j’ai perdu les gars de vue. Pourvu qu’ils aillent bien. Ils ont bien dû voir que l’eau est montée quand même.

« Sois pas idiote, bien sûr qu’ils l’ont vu, ça ne passe pas trop inaperçu ! » se moquait le diablotin.

18h30

La nuit est presque totalement tombée. Il continu de pleuvoir à grosses gouttes et l’orage gronde toujours. Je me suis assise à un gros arbre. 15 mètres plus bas le cours d’eau est déchainé, le toboggan propulse feuilles et branches dans la cascade.

Il faut se le dire, je vais devoir passer la nuit-là. Dommage, on ne va pas trop rigoler. J’aurais été mieux avec les autres. Pourvu qu’ils ne leurs soit rien arrivé.

« Oh, Anaïs, tu vas rester longtemps là, figée devant le canyon ! Il commence à faire sérieusement nuit, s’il faut tenter quelque chose c’est maintenant ! » me provoque le diablotin

« Non mais il est pas fou celui-là, tu connais le sur-accident ? On est pas si mal ici, y’a qu’à attendre demain, c’est tout. » répondait l’ange

« C’est vrai, c’est facile d’attendre ici angelot, mais c’est pas en se tournant les pouces qu’il va se passer quelque chose ! Allez, on tente le tout pour le tout ! En marche !» décidais-je alors

Sur un petit excès de foi je croyais pouvoir y arriver à les retrouver. Et si ça n'allait pas? Et s'ils avaient besoin de moi? Je grimpe dans la forêt, je m’agrippe à mains nues aux troncs, racines, épines, fougères, herbes tranchantes. Je m’en fou, je ne sens rien, je prends tout à pleine poignée. On ne va pas m’avoir à moi. Je ne sens ni le poids de mon sac, ni les coupures, ni les épines. Je n’ai qu’une idée en tête : rejoindre la grande cascade. M’assurer qu’ils vont bien.

Je glisse, je manque je rejoindre le cours d’eau à pleine vitesse dans un petit éboulement de terre qui se défait sous mes pieds.

Putain MERDE.

On est ridicule quand on est désespéré, nous, petits humains qui nous accrochons au dernier espoir.

19h

« La meilleure chose que tu as à faire, c’est retrouver ton arbre, et t’y attacher ma belle. Allez, fonce. » m’incitait l’ange. Je sais qu’il a raison. On va pas se foutre en l’air pour rien. Les gars ont encore besoin de moi. Et ils vont certainement très bien.

Je retrouve mon arbre à tâtons, à travers la forêt en pente vers le canyon. Je ne sais pas comment j’y parviens, il n’y a plus que la blancheur du torrent qui me guide, tout le reste du paysage est plongé dans le noir.

Je retrouve mon arbre, je m’assoie et je m’y longe. Puis je longe mon sac. Je mets ma capuche pour garder ma chaleur le plus longtemps possible. Et j’attends. Il est 19h15.

Faisons le bilan de ce que j’ai dans ce sac : la bouffe c’est Hugo qui l’a, ma frontale et ma pharmacie avec la couverture de survie c’est Rigo. Le téléphone aussi. Bon. C’est pas terrible tout ça. J’ai encore mon lycra. Je le réserve pour quand j’aurai froid. Je le mettrai à 00h, parce qu’à minuit, on aura fait la moitié de la nuit. C’est con parce qu’ici c’est des longues nuits de 12h, pas des petites nuits de 7 ou 8h comme l’été en France !

... La radio... La radio !

Je tente, mais elle ne s’allume pas. J’enlève la batterie. Je la remets. Elle émet un très faible tuuut puis rien. Plus de piles. Au moins elle n’est pas totalement fichu ça résiste ces petites Motorola !

Je siffle. J’ai mon sifflet ! Je peux siffler ! Allez, on va siffler disons toutes les 10 minutes. Même si personne n’entends, ça fichera au moins la frousse aux bestioles.

Tuuut Tuuut Tuuut

J’ai aussi mon appareil photo. Ah oui tiens, mon appareil photo ! Lui il a encore plein de piles, ça c’est cool ! J’ai donc l’heure, une lueur de lumière avec l'écran ou une lumière plus intense mais brève avec le flash. Je vais le garder contre ma poitrine, la chaleur ça économise la batterie. Je pourrais dessiner sur mon carnet étanche ? Ça va m’occuper ?

Tuuut Tuuut Tuuut

10 minutes

Tuuut Tuuut Tuuut

10 minutes

….

Les éclairs de l’orage donnent par à-coups une visibilité sur la situation. En réalité je n’ai pas vraiment besoin de m’occuper, je suis absorbée dans « le monstre » qui vocifère à mes pieds.

Pourvu qu’ils aillent bien.

Effectivement, le deuxième épisode c'est mieux dans son lit! Vous pouvez l'imprimer ici !


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