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La cerise sur le gâteau [Antioquia 3/3]

S’ils vont bien, ces gars, ils ne vont jamais m’abandonner. Je suis presque sûre qu’ils ne me laisseront pas passer la nuit toute seule, c’est impossible.

19h50

Il fait nuit noire. Une petite lumière flotte devant moi, lointaine et petite. Ça ne peut pas être les copains, c’est trop loin du canyon, Fred est malade il est certainement pas sorti sous cette pluie battante. Pauvre Fred, il doit être en panique. La petite lumière danse. Je vérifie que ce ne sont pas les feuilles qui bougent et qui me donnent l’impression que la lueur avance, mais non, elle avance bien, le petit point se déplace.

Hernan ! C’est lui, c’est sûr ! C’est un grand ma-lade ! Bien sûr qu’il ne va pas nous laisser dans la forêt ! Hernan. Oh punaise, cette toute petite lumière, même si elle ne nous trouve jamais, elle me fait si chaud au cœur. Même si elle danse toute la nuit, toute petite, au moins je ne me sens pas si seule.

Et une autre, à ma droite, une grosse blanche. C’était pas un éclair, c’est la lumière de Fred, c’est sûr, je la reconnais. C’est Fred qui est descendu au pied de la cascade. Il doit être mort de trouille. Il s’inquiète toujours à mort pour les autres, il a toujours peur qu’on fasse des conneries sans lui ! Et je ne peux leurs donner aucun signe. Aucun indice que je suis là.

TUUUUUUT TUUUUUT TUUUUUUT TUUUUUT !

Mes coups de sifflets sont si impuissants face au bruit de la chute.

Tuuut Tuuut Tuuut

Eh mais c’était pas mon sifflet ça !

Tuuut Tuuut Tuuut

Je suis pas folle, j’entends bien un petit coup de sifflet. Ce ne sont pas ces grillons bizarres, ou ces oiseaux qui imitent les bruits, ça c’est les copains !

Je vois un faisceau lumineux qui transperce le rideau de pluie.

C’est ma frontale ! Oh, ils l’ont mis pleine puissance ! Ils sont trop forts ! Ils ont trouvé ! Je savais qu’ils me chercheraient !

"TUUUUUUT TUUUUUT TUUUUUUT TUUUUUT ! TUUUUUUT TUUUUUT TUUUUUUT TUUUUUT !" je sifflais au delà de mes forces

Tuuut Tuuut Tuuut

J'active le flash de mon appareil photo pour qu’ils me repèrent !

Je siffle, je prends des photos, je siffle, et je reste accrochée à mon arbre.

Tuuut Tuuut Tuuut

Tuuut Tuuut Tuuut

Ils approchent, ils me cherchent !

TUUUUUUUUUUUUUUT ! (< ça c'était moi !)

« Ana !!!!! »

« WOUAHHH ! OUH OUH OUH ! JE SUIS LA ! » criais-je en éclatant de rire ! « JE SUIS LA ! OUH OUH ! »

Ah merde, ils sont sur l’autre rive ! Bon, ça va être compliqué pour passer la nuit ensemble mais j’entends les trois voix, celles des rois des débrouillards, ils sont bien là, et ils ont pas fini de me surprendre.

Moi, sans lumière, je ne peux pas descendre de mon arbre. Il n’y a plus qu’à attendre.

« AAAAAANA, VIENS ! »

« JE PEUUUUUUX PAAAAAS ! »

Ils ne m’entendent pas. Ils doivent croire que j’ai une frontale.

Rigo s’encorde, et d’un acte des plus inconscient et des plus courageux à la fois, il s’élance, … et saute sur l’autre rive. Mon Dieu, quel fou.

« NOOOOON », « Rigo, NOOOON » je crie à plein poumons.

Putain on ne va pas se foutre en l’air maintenant.

Ils sont là, tout près sur ma gauche. La petite lumière de Hernan progresse en face de moi mais elle est encore loin, celle de Fred continu de gigoter en bas à ma droite. Si ça ça s’appelle pas une vraie équipe de secours !

« Hugo donne du mou » ordonne David « Du mou, du mou, du mou ». David organise les opérations comme un chef avec sa lampe de poche. Hugo s’exécute à l’aveugle, sans lampe frontale

Rigo atteint l’autre rive de justesse

« DU MOU, DU MOUUU HUGO, vite ! » crie David

Rigo s’est accroché comme un chat sur la paroi d’en face, ses doigts sont plantés dans la surface comme des griffes, sa jambe droite est pliée tandis que la gauche le happe dans le courant.

« ALLEZ RIGO, ALLEZ !!! » l’encourage David. Sa voix, grave et forte, encouragerait n’importe qui à s’en sortir !

Rigo s’en sort de justesse.

« ANA ! ANA où es-tu !? »

Je reprends mes coups de sifflet et mes flashs, Rigo me rejoint en un rien de temps à travers les arbres et il me trouve là, toute calme, assise, accrochée à mon arbre, dans le faisceau de ma frontale, un large sourire sur le visage

« Oh, ma belle, tu es là, tu vas bien. Tu nous as fichu une sacré frousse » dit-il en me levant et en me serrant dans ses bras.

« Tu es fou, Rigo, t’as risqué ta peau ! C’est complètement inconscient ! »

« Non mais tu crois pas qu’on allait laisser la jeune femme la plus courageuse que j’ai connu toute seule dans la forêt ! Allez viens, on y va ! Suis-moi ! »

J’emboîte mes pas dans ses pas. C’est un chat et un vrai gentleman. Je n’accepte pas souvent d’aide d’autrui, il faut apprendre à se débrouiller, mais là, cette solidarité est si belle que je me laisse guider. Il avance de trois bonds, se retourne pour m’éclairer, puis de nouveau.

« Et qu’est-ce que vous comptez faire maintenant ? »

« Ben on rentre à la maison pardis ! »

« Non mais Rigo, t’as vu la marche d’approche qu’on s’est tapée, sans Hernan, c’est impossible de se retrouver ! Et en plus c’était hyper expo ! »

Rigo se retourne en m’aveuglant. Il ne maitrise pas encore l’inclinaison de la frontale

« Non mais attends » dit-il en rigolant, en voyant où je veux en venir « me dit pas que tu comptes sérieusement dormir dans la forêt ! »

« Ben franchement …. »

« Allez, arrête de dire des bêtises, on rentre ! »

C’est qu’on ne va pas les perdre ces débrouillards ! Visiblement ils ne leurs ai même pas venu à l’esprit que nous dormirions dans le canyon !

Nous tendons une tyrolienne pour rejoindre l’autre rive et nous félicitons d’avoir réuni le groupe.

« Hugo aussi était tout seul. » racontait Rigo « J’aidais David à tirer les cordes mais on se faisait littéralement pousser par le souffle de la cascade »

« La cascade est devenu blanche sur toute sa largeur, je suis descendu d’extrême justesse » racontait David

« Un souffle si puissant, Ouah » complétait Rigo.

« On a quand même récupéré toutes les cordes » se félicitaient-ils du regard.

« Vous pouviez les abandonner franchement » concédais-je

« On a failli. Je ne les ai même pas renkité (ranger dans le sac) je les ai jeté des relais et par chance elles sont arrivées jusqu’en bas » continuait David

« et on a perdu un mousqueton et un protège corde dans la débâcle » poursuivait Rigo

« moi je suis parti pour te rejoindre avec la corde de 50m » témoignait Hugo « quand je me suis rendu compte que l’eau montait à une vitesse incroyable, j’ai voulu faire demi-tour et je me suis retrouvé coincé, l’eau montait, je ne pouvais plus ni descendre ni monter. J'étais au pied d'un gros bloc. Rigo est arrivé à temps, il m’a jeté une corde et je suis remonté »

Pauvre Hugo, et en plus il ne sait pas nager.

18h30 : la lueur d'espoir

20h : le secours

Nous reprenons nos esprits.

« On s’assoit, on mange quelques graines et on prépare notre échappée. » organise David

Mais nous avons à peine le temps de réfléchir à une solution, que le chien de chasse de Hernan aboi en s’approchant de nous ! Elle nous à retrouvé, elle aboi jusqu’à ce que son maitre nous rejoigne. Il nous a retrouvé, sacré Hernan, il ne va pas nous abandonner lui !

Il est là, sous sa cape de pluie, la frontale de Fredo de travers maintenant sa capuche en place, sa machette à la main ayant taillé un nouveau chemin, encore un, jusqu’à nous !

« Hey, Hey ! »

Il sourit de son sourire si généreux, si chaleureux, si humain !

J’ai envie de lui sauter au coup ! Mais c’est pas vraiment une attitude qui plait aux paysans le corps à corps. Alors je me contente d’un

« Merci Hernan » dont j’espère qu’il mesure la sincérité.

Nous le suivons si légers, si contents.

Quand il se retourne au bout de quelques pas :

« Ben vous laissez pas vos sacs ici ? »

Nous nous regardons tous les quatre, un peu bêtes. C’est vrai, on pourrait laisser nos sacs là pour demain. Y’a du boulot à fini quand même ! Et puis Fredo pourra avoir l’honneur de terminer d’équiper ce canyon !

« Ben si, t’as raison ! »

Nous nous déchargeons de nos sacs, les camouflons dans un coin en hauteur du cours d’eau et suivons Hernan qui court dans les bois en pente avec son chien. Rigo, qui m’a redonné ma frontale et Hugo, se déplacent plus habillement que nous, éclairés par les ombres des autres. Ils sont surprenants !

En moins d’une heure nous retrouvons Fred qui commençait à monter dans le noir alors qu’il ne connaissait même pas le chemin. Il avait mis sont bas de combi et Sandra lui avait prêté une cape de pluie. Bien sûr, il a eu une sacré frousse

« Quand j’ai vu vos lampes sauter d’une rive à l’autre j’ai cru que vous alliez descendre la dernière cascade » me dit-il, les larmes aux yeux, en me serrant dans les bras. « et vous franchement vous l'avez pas vu la dernière cascade, c'était un monstre »

« Fredo, au cas où tu ne l’as pas remarqué, il y avait un peu trop d’eau pour descendre la cascade ! Et puis je t’ai dis qu’on ne dormirait pas dans le canyon ! » plaisantais-je

Mais le pauvre, il a eu bien plus peur que nous

« T’es bête. Encore heureux que Hernan est monté parce que moi j’ai cru que j’allais tomber dans les vap’ »

Sur ce, il reparti devant

« Non, mais ce muchaaachoo, il ne vous aurait jaaamis laissé dormir dans le caaanyon » nous racontait Hernan « mais je lui ai diiit que j’allais vous cheeercher mais il a rien voulu saavoir ».

22H

Quand nous arrivons Sandra nous avait préparé une bonne soupe chaude, chacun raconte son aventure, en ajoutant des détails, devant les yeux ébahis de Sandra, Santiago et Hernan. Fred n’avait plus d’énergie pour écouter les récits et est parti se coucher direct.

« Nous on s’inquiétait » témoignait Sandra, « mais ce pauvre garçon, il me faisait tellement de peine ! Il n’aurait certainement pas survécu à la nuit si vous ne reveniez pas ! »

Mon lit n’a jamais été plus douillet que ce soir-là. On est quand même mieux au sec. Les pauvres cette petite famille, ça fait deux nuits d’affiler qu’on les fait se coucher à 23h passées, alors qu’ils se couchent à 20h d’habitude.

12 mars

Aie aie aie, mes mains me brûûûlent ! C’est affreux toutes ces petites coupures. J’ai les mains gonflées, sur les poignets les brûlures de feuilles ont fait des petites bulles, des petites entailles ont creusé mes entre-doigts, j'en ai d’autres sur les paumes.

« Il va falloir passer tout ça dans un bain de Bétadine » m’annonce Docteur Fredo en constatant les dégâts.

« Ouh, ça va pas mieux toi ? » rebondissais-je en entendant sa petite voix

« Non, franchement je crois que je vais me reposer. Je viendrais vous prendre en photo cet après-m ! » dit-il en se rendormant.

Pas d'Esmeralda pour Fredo !

Mon équipe est prête. Nous repartons frais comme des gardons. La cascade est redevenue normale. Hugo nous guide, il se rappelle parfaitement du chemin ! Ce matin Hernan est parti pêcher avec son fils.

Les enfants du hameau adore pêcher dans le Santo Domingo

« C’est leur truc à tous les deux, rien ne les empêchera d’aller pêcher un dimanche matin ! » commentait fièrement Sandra ce matin.

Quelle vie. Ils sont si heureux, si paisibles ici. Et pourtant ça n’a pas toujours été le cas. Nous avons passé des soirées entières à parler de « La violencia », cette longue époque qui s’est terminée il y a 5 ans à peine, par une lutte sanglante entre l’armée et les guérillas. Cette magnifique région, si loin, si isolée, a beaucoup plu aux guérillas, qui pouvaient facilement s’y cacher, au grand malheur des paysans.

« A mon époque, nous étions 51 enfants à l’école du hameau. Hernan se rappelle me voir endormie sur mon pupitre alors que lui partait déjà travailler ! » se souvient Sandra avec nostalgie. «Maintenant ils ne sont plus que 4 élèves parce que beaucoup de familles ont été assassinées par les guérillas, violées, kidnappés, extorsionnées, forcées aux travaux dans certains camps. Quand l’armée est venue nous sortir de là pour faire le ménage il y a 15 ans, l’Etat nous a fourni un petit logement en ville. Je me rappelle avoir couru sous les balles, avec ma fille dans mes bras. Elle avait alors que 3 ans. Nous avons trouvé une finca pour travailler comme Majordomes, nous avons été bien traité mais nous n’étions pas chez nous. Trois ans plus tard, l’armée a affirmé que le champ était libre, qu’il n’y avait plus de danger. Les paysans sont revenus un à un, il fallait retailler les chemins, les maisons étaient pillées, recouvertes par la végétation, beaucoup avaient été brûlées. Tout était méconnaissable. Et beaucoup de familles ne sont pas revenues. Je me rappelle de la maîtresse, chaque fois que je la croise à El Carmen, elle me demande comment j’ai fait, comment j’ai fait pour revenir.» nous confie Sandra en faisant une pause. «C’est qu’Hernan ne pouvait pas vivre sans sa campagne, toute cette région, c’est chez lui depuis tout petit. Et moi, jamais je ne l’abandonnerai. Alors, ben, je l’ai suivi. C’était la seule chose à faire. Mais le hameau se reconstruit très doucement. Nous étions une centaine de familles, maintenant il n’y a plus que quelques fincas. Ce sont trop de souvenirs pénibles, trop de cauchemars, trop d’êtres perdus qui hantent ces lieux pour revenir. Beaucoup ont changé de vie, ils sont partis dans les Caraïbes, à Medellin. Mais nous, on ne peut pas vivre en ville. Je sursaute au moindre bruit de voiture. Et Hernan, vous le verriez en ville, il est triste, d’une tristesse si profonde que, non, mieux vous dire que non, moi je suis bien ici, avec mes poules mes cochons, mes vaches. La nature nous donne tout ce qu’on veut ici. Des fruits, de l’eau, des récoltes, des animaux. Et on vit bien, maintenant que c’est fini. Ça fait véritablement 18 mois qu’on vit bien, en paix »

Il parait qu’il y a encore des quantités faramineuses d’argent cachées par les guérillas dans la forêt. « Ils faisaient des cartes des mines qu’ils ont caché, mais ça l’argent, personne ne l’a dessiné sur une carte. Sauf que si tu creuses, t’as plus de chance de retomber sur des os humains que sur des billets » riait Hernan amèrement.

« La guerillera c’est ici qu’elle vivait, pas vrai ? » demandait Rigo

« Catalina ? » confirma Sandra, avec un visage de haine qui ne lui ressemble pas. « Oh Ave Maria, celle-ci elle était vraiment mauvaise. »

Et je trouve que « mauvaise » est un mot très doux par rapport à ce tortionnaire d’à peine 30 ans qui assassiné des centaines de paysans, humiliés des centaines de pauvres gens, tués des enfants, semé la terreur.

La conversation se poursuit alors que nous empoignons les mêmes racines que la veille pour nous hisser jusqu’au sommet de la dernière cascade. Dans la nuit, le terrain glissait tellement à cause de la pluie que, personnellement, je suis plus descendue sur les fesses qu’en marchant, ayant bien élargi le chemin. Grâce à mon effet rouleau compresseur, pour le coup, on ne risque plus de se perdre, la voie est bien marquée !

Arrivés en haut, le canyon est d’un calme incroyable, comme s’il ne s’était rien passé, comme si le cours d’eau était toujours resté dans son lit. Pas un indice ne reste des événements de la veille.

Nous retournons au pied de la grande cascade, elle parait si innocente aujourd’hui, sous ce beau soleil.

Alors que je regarde l’emplacement de mon dernier relais, dans la niche, j’entends encore Fred murmurer avant de s’endormir:

« Je crois que t’as placé le meilleur relais de ta vie à la grande cascade ! Franchement, tu peux te féliciter, parce que sans ça David était fichu. »

Je lâche un grand soupir de soulagement. Merci Forces de la nature, de nous avoir épargné. Merci de m’avoir poussé à mettre ce relais dans ce petit coin. Merci d’avoir laissé tous mes compagnons sains et saufs.

Nous nous approchons du pied de la cascade pour retrouver nos objets perdus. Nous retrouvons les goujons qui ont fait leur vol de 60 ou 80 mètres. Et en cherchant un peu plus, Hugo retrouve aussi le foret, légèrement vrillé mais toujours entier. Je suis soulagée. C’est mieux que rien parce que c’est notre seul foret de secours !

« Ah ah ah, j’y crois pas, mon petit protège-corde chéri ! » s’écrit Rigo « Tout nous revient ! Tout est là ! »

Hugo sourit de nous voir tous retrouver nos objets perdus et s’approche au plus près du pied de la cascade, en silence. Il la regarde de haut en bas puis s’agenouille, baisse la tête, et fait un signe de croix. Je vois ses lèvres bouger sous les embruns. Est-ce qu’il la remercie de nous redonner nos biens ? Est-ce qu’il la remercie de nous avoir laissé la vie ?

C’est un homme pur, un homme sincère.

Je suis ébahis que le destin m’ai donné une aussi belle équipe.

Nos émotions nous portent jusqu’à la dernière cascade. Nous nous frappons dans les mains à tour de rôle:

« Allez, on se le fini ce canyon ! »

Petit briefing de départ :

« Bon les gars, hier je pensais descendre d’un jet mais, maintenant qu’on a le temps, on peut poser les relais tranquillement. Je ne vois pas bien mais je pensais partir de cet arbre, installer le relais sur cette roche sèche rive droite et s’il n’y a pas de frottement, descendre jusqu’en bas. Les images satellites donnaient 60m, David dit qu’il y’en a 80, donc quoi qu’il arrive, avec sa grande corde de 200m on arrive en bas. »

Je pars. La bonne nouvelle, c’est que les radios fonctionnent !

Relais 1 posé.

La dernière chute de l'Esmeralda

Hernan, Sandra, Santiago et Fred sont arrivés au pied de la cascade. Ils se sont installés dans le champ. Sandra est aux jumelles. Hernan et Santiago ont le regard rivé sur nous. J’agite de grands coucous mais rien ne perturbent Fred : il est débout, les deux jambes plantées dans le sol, les bras croisés, il attend que le spectacle commence. Ne me dit pas qu’il croise encore les doigts ! Ce Fredo, il ne peut pas s’empêcher de se faire un sang d’encre ! « Allez, profite du bal » murmurais-je mentalement !

David me rejoins avec sa corde Mammut rose fluo de 200m.

« Finalement David il y a un frottement plus bas. Donc je vais refaire un relais et on se rejoins comme d’hab »

Je descends une partie dans la végétation, c’est pas évident mais au moins c’est presque sec. La cascade ne forme qu’un seul jet et si on descends dessous je ne vais rien voir et je ne vais pas pouvoir mettre les ancrages !

J’arrive en bout de corde. J’aperçois un autre frottement plus bas. Eh, bien, elle est sacrément haute cette cascade ! Elle fait pas 60m, elle fait le double je crois bien !

J’installe mon second relais en essayant de m’écarter le plus possible de la cascade, mais dans sa chute elle s’expense et me rejoint. Merde, va falloir percer sous les embruns, c’est Fredo qui va pas être content pour son perfo ! Je l’entends d’ici fulminer « Non mais elle ne va pas me sortir le perfo sous les embruns ! ». Ce à quoi je lui réponds mentalement « Allez quoi Fred, fais-moi confiance un peu, ça sert à ça les poches étanches ! » Je n’ose pas le regarder, parce que je sais qu’il va me faire signer de dégager de là ! Donc je me concentre sur mon travail, je protège le perfo en perçant à travers sa poche étanche. Le relais 2 est un succès.

David me rejoins de nouveau, en apportant le matériel qui s’impose au second : une corde et un protège corde, c’est la règle. Parce qu’on ne peut pas se permettre d’être à trois suspendus sur ces relais d’ouvertures qui, comme ils l’indiquent, servent à l’ouverture et sont ultra light.

Nous mettons la corde Spélénium blanche de 130m de Fred en double, mais Fred fait de gros signe d’interdiction en croisant ses bras au-dessus de sa tête pour indiquer que la corde ne touche pas le sol. Merde. Et avec les frottements de fou qu’il y a, même en débrayant, je crains qu’on tonche (casse) quand même la corde.

On commence à grelotter sous les embruns.

« Il dit que ça touche pas? » demande David

« Ouai, c’est ça. D’après les signes de Fred, il manque 10m… » disais-je en regardant la suite de la cascade. Puis en regardant David en souriant « Bon David, désolée, il faut que je rajoute encore un relais ! »

Il hausse les épaules, sachant que le froid ne va qu’empirer.

Je descends à double pour amoindrir les frottements (en descendant ainsi sur deux brins, je divise mon poids par deux, une moitié par brin). Fred s’agite en bas, il pense que j’en fais qu’à ma tête et que je descends même s’il n’y a pas assez de corde. Il est fou !

Non, je descends jusqu’à trouver un petit endroit pour poser un relais. Mais plus je descends, plus la cascade s’expense, plus je prends des risques pour le perfo. Je sonde la roche au marteau au fur-et-à-mesure. Je descends tranquillement. Y’a rien de parfaitement idéal. Pourtant va falloir nous pondre quelque chose là Anaïs. Allez, faut se décider. Dans l’idéal il faut que je pendule vers la gauche (dans mon sens de la descente, je suis face à la paroi) pour m’écarter de la cascade et protéger le perfo. Je fais un léger pendule et je parviens à coincer une jambe derrière un bloc (rocher) pour m’éviter de refaire la balançoire dans l’autre sens. La cascade me pleut assez sérieusement sur le museau. Je ressors le perfo de la même manière, la chance est avec nous : il est encore tout sec ! Mon système fonctionne !

J’ai envie de me retourner vers Fred :

« Na Na Na Nèreuh ! »

Relais 3 posé.

Le temps que David me rejoigne, j’installe une petite déviation sur nœud coincé (je suis trop fière, cette technique de montagne (ma préférée !) consiste à faire un ancrage avec un nœud de sangle ou de corde coincée dans une fissure de rocher, pour y passer ensuite la corde !). Ma déviation tient le coup et évite un frottement. David me rejoint logiquement avec la première corde qui a été remballée : la 50m.

Nous la déroulons de tout son long, et elle touche … pile poil le sol.

Eh ben dis donc, sacré cascade !

Allez, tout le monde descends !

Je traverse la vasque de réception à la nage et me positionne sur un rocher pour admirer mes collègues. Des hirondelles font des va-et-viens derrière la cascade. Chère Esmeralda, tu nous en a fait vivre des sensations !

La petite famille n’a pas perdu une miette des trois heures de spectacle. Ils n’en reviennent pas de notre passe-temps. Jamais il ne leurs seraient venu à l’esprit que quelqu’un puisse un jour descendre ces cascades !

Lorsque nous invitons Hernan à venir avec nous le lendemain, il rigole pour traduire un « Non mais vous êtes fous ! Moi mes pieds restent sur terre ! » très attendrissant.

Rigo est le dernier de l'équipe à descendre

Alors que nous savourons notre désert : graines de maïs dans du lait sucré, Hernan nous fait sa requête pour le lendemain :

« Moi j’aimerai bien que vous descendiez la petite cascade »

« Laquelle Don Hernan ? » demandais-je. Le « Don » est un signe de respect.

« La petite cascade derrière la maison » disait-il les yeux brillants. «Je serai super fier si vous pouviez la descendre.»

C’est la petite cascade qu’on entrevoit depuis la cuisine. Elle n'est petite que par son débit, car elle fait bien 100m. Là, en cas d’orage on ne craindra pas la montée des eaux c’est sûr ! Allez, c’est pas mal comme idée, on va se reposer un peu comme ça.

13 mars

Notre rythme de vie nous plait. A 6h la fumée du feu de bois me réveille, nous nous extirpons doucement de ces lits où je n’ai jamais aussi bien dormi, Sandra nous donne une tasse de café sucré et à 7h nous déjeunons copieusement d’une assiette remplie à ras bord ! Puis nous nous mettons en route, jamais après 8h.

Cette nuit il n’a pas beaucoup plu. Hugo a mémorisé la marche d’approche décrite par Hernan la veille. Ce dernier plante déjà le manioc dans son champ, sur la montagne en face de la maison. Il est parti à 5h ce matin, avec sa mule.

La marche est facile. Ça monte à travers les prairies. Nous suçons les oranges, nous dégustons les goyaves, nous essorons les citrons, nous admirons les totumos, ces énormes fruits en forme de boule de pétanque qui servent de remède et dont la coque est en vogue dans l’artisanat.

Hernan nous a affirmé qu’il n’y avait que 3 cascades en tout, et que la plus grande c’était la dernière. Nous sommes partis à l’aveuglette, mais en nous rendant compte du dénivelé que nous prenions lors de l’approche, nous savions déjà que ce petit canyon nous en réservait un peu plus. Nous commençons la descente 400m au-dessus de chez Sandra et Hernan... A moins que ça soit des cascades de plus de 100m, il doit y en avoir plus que trois.

La descente est jolie et fluide. Il y a beaucoup d’amarrages naturels, nous économisons donc le seul foret qu’il nous reste et descendons sur des sangles nouées autour des arbres. Des petites cascades de 20 à 30 m se succèdent avant que nous arrivions à une terrasse qui annonce le vide. En bas, on distingue la petite finca de Sandra et Hernan. Je la leur prend en photo.

Notre camp de base, chez Sandra et Hernan, en contre bas du "canyon de la maison"

« Allez Fredo, allume ton Talkie, c’est à ton tour de jouer ». encourageais-je Fred, encore un peu affaibli par sa maladie. Ouvrir un canyon, y'a rien de mieux pour être en forme!

La cascade doit faire 100m, ou plus. On ne voit pas le pied.

Il n’y a pas eu de Shi-Fu-Mi pour équiper le canyon, l’honneur revenait à Fredo qui méritait bien de jouer après avoir été cloué deux jours au lit.

« Eh, tu veux entendre une histoire drôle » me dit la voix de Fredo à la radio

« Mais t’as pas autre chose à faire que de raconter des histoires drôles toi en bas ! »

« C’est l’histoire du foret qui a rencontré du fer et qui a fondu ! » poursuivit-il. Je le vois en contrebas, il sourit fièrement, le foret à la main.

Ah merde, et Fredo pendu dans le vide !

« Ben on fait quoi ? »

« On réchappe ? » me propose-t-il

Je fais rapidement des calculs du dénivelé que nous avons effectué puis conclu :

« Non mais Fredo quand même on se le fini ce canyon après cette grande verticale il n’y aura plus que la dernière et on aura fini ! »

« Ok.» accepte-t-il rapidement «J’ai réussi à percé un trou, donc je vais mettre un goujon, et je pense que je vais trouver un arbre plus bas après. »

« Super ! Ça, ça me fait plaisir ! »

Le foret fondu

Nous passons donc à son relais sur mono-point, qui est relié plus haut à l’arbre, jusqu’à ce que le dernier (moi), retire la corde.

Le paysage est super, le temps est radieux. C’est quand même sacrément cool d’être là.

Le rappel suivant est le plus joli, 20 m entre deux parois de roches différentes : la roche rouge, ultra ferrugineuse à droite, et une roche blanche type calcaire à gauche.

La dernière « petite » cascade, celle d’Hernan, mesure 110m. Nous pensions qu’elle mesurait elle aussi 60m, comme la dernière de l’Esmeralda. Mais visiblement elles sont toutes les deux sur la même cassure. Nous envoyons Rigo se régaler à équiper la dernière avec David et son frère, tandis que Fredo et moi descendons au milieu, sous le cascade qui forme un arc-en-ciel, et rejoignons la famille assis dans le champ de goyavier. Les enfants de la finca d’à côté sont venus nous voir.

Quand je demande à la petite si la descente lui a plu, elle me réponds d’un « non » farouche.

« Elle est vilaine cette petite » me dit Sandra, en me surprenant d’utiliser un qualificatif pareil. « Mais la pauvre, c’est pas de sa faute, leur père est mauvais, je crois qu’il les tape et en plus ils les empêchent d’aller à l’école alors que c’est gratuit et qu’on leurs donnent à manger au moins là bas. Lui, qui n’est pas foutu de nourrir sa famille. » Ces gamins je les ai souvent vu chez Sandra, ils doivent adorer traîner avec eux et, de temps en temps, ils prétextent être chez elle alors qu’en fait ils vont à l’école clandestinement avec Santiago.

« Quand le père apprends ça on ne revoit pas les gamins pendant des jours les pauvres. »

Petit encaissement du canyon du Bongo

Alors que David et Rigo descendent le dernier rappel à deux sur la même corde, la pluie s’abat de nouveau sur notre coin de paradis, et nous courons à travers le champ de goyavier jusqu’à la finca qui n’est qu’à une « cuadra » de là (un pâté de maison). Si c’est pas trop fort de finir le canyon dans son jardin !

« On va l’appeler « Canyon du Bongo » » nous annonce Hernan alors que je savoure mon bol de café au lait en combi mouillée. J’attends mon tour à la « douche ». La douche c’est un seau d’eau dans une pièce en béton qui sert de sanitaire. C’est parfait. Il n’y a pas besoin de plus. Le seul hic c’est qu’avec nos shampoings et gel douche, on pollue l’eau de la rivière. Mais ici il n’y a que du savon en barre, je ne suis pas sûre que ça pollue tant que ça.

« Bongo » signifie un endroit avec un seul échappatoire. C’est le nom que les paysans ont donné à cet ancien accès à la mine d’or, où le seul échappatoire était notre chemin d’accès à travers la prairie. Tout le reste, ce ne sont que des parois verticales infranchissables, jusqu’à ce que nous descendions avec les cordes par le canyon.

Quand je vais à ma douche les poules sont déjà perchées dans « l’arbre » à poule, un bel et grand arbre, aux branches larges et confortables, qui sert de poulailler. Mais il en manque une, … la blanche ! Qui est-ce qui va se régaler ce soir ?!

L'arbre à poules

14 mars

Ce matin je vois Hernan se hâter gentiment derrière la mule marron et noire. Elle ne veut pas se laisser attraper, et d’un habile lancer de lasso l’anneau de corde passe autour du coup de la mule qui s’arrête net. Hernan s’en approche et lui caresse le museau avant de la ramener à la finca.

Rigo doit partir aujourd’hui, le business l’appelle. On perd notre président, notre conciliateur et notre équipier.

En plus de ça, la veille au soir, on n’a pas réussi à se décider sur le programme de la journée. Normalement nous devions nous attaquer à l’Alfombra, la grande chute parallèle à celle de l’Esmeralda, le « canyon de gauche ». Mais du coup on a plu de foret, entre l’un fondu et l’autre vrillé... Hier soir Hernan a réussi à bien le redresser, mais il reste 2mm de jeu, soit 4mm de vrille, c’est pas l’idéal pour se lancer dans cette verticale géante et sans aucun arbre… En plus de ça, malgré nos grandes précautions, on a tonché plusieurs grandes longueurs de cordes. Nous sommes arrivés avec une 200, une 130 et une 50, nous avons maintenant équitablement cinq 25, une 60 et une 200. Ça ne laisse plus beaucoup de marge d’erreur.

Rigo cavale sur l’autre versant de la montagne avec Hernan. La pluie commence à tomber à nouveau.

« C’est passager. » nous rassure David, « C’est rien du tout, une petite pluie fine ».

J’aimerai le croire. Il a tellement envie d’aller faire l’Alfombra. Mais je doute quand même, est ce qu’il ne veut pas faire l’Alfombra parce que c’est « Le plan », c’est « Ce qui était prévu ? ». Ah, ces militaires!

« Vous faites ce que vous voulez mais c’est sans moi ». Fredo annonce la couleur en allant se planquer à l’intérieur, en attendant que le pluie passe.

Hugo, David et moi sommes accoudés sur le balcon. Nous regardons la pluie tomber sur l’Alfombra.

« Tu sais que l’Alfombra prends presque autant la crue que la Esmeralda David ? » tentais-je de le raisonner (moi! Vous vous rendez compte!)

« Oui mais c’est une petite pluie de rien du tout. »

Peut-être…

« Moi je suis pour aller marcher. On est à court d’idées visiblement, hors mis la Alfombra bien sûr, et après ces jours à solliciter nos corps sans relâche, ils méritent bien une petite pause non ? »

« Mmh, c’est comme vous voulez » acquiesce David à contre cœur.

Hugo aussi voudrait aller à l’Alfombra. Bon sang, maintenant qu’on est deux contre deux, on fait comment sans Rigo pour se départager. Et c’est injuste de les interdire d’y aller seulement parce que c’est nous qui avons le perfo et les ancrages …

Nous attendons que la pluie cesse.

2h plus tard le temps vire au grand beau et un soleil aussi brûlant que resplendissant inonde notre vallée !

« Allez, allons voir Santa Ines (le hameau d’à côté, notre prochain projet d’Expé), vu toutes les cascades qu’on voit avec et sans jumelles, ça va être un régal d’aller repérer tout ça pour l’an prochain ! »

Je tente mon ton le plus enjoué mais rien n’y fait.

« Ecoute David si tu veux on va voir la fin de la Alfombra déjà, on va voir ce que ça donne, on a rien repéré encore, donc il faut le faire. Et vu l’heure qu’il est, on se laissera le projet bien préparé pour demain, ça sera la cerise sur le gâteau ! »

David est un peu déçu mais achète quand même cette proposition.

Nous marchons plutôt mollement vers la cascade. Je crois que personne n’aime les jours de repos. Nous étudions bien le travail. Pour Fred, c’est pas sérieux : la roche est encore pleine de fer (même s’il y en a moins que dans El Bongo), il y a du frottement de partout, il y a aura pas mal de relais à poser et on a qu’un foret. Mais David, ça l’enchante :

« Ca fait un sacré boulot, hein Fred ! » dit-il pour l’encourager !

« Ouai, je ne suis pas convaincu, mais comme vous voulez. » réponds-t-il à demi-mots

Moi ça ne me parait pas si impossible. Y’a un peu de boulot mais en partant tôt le matin…

Nous rentrons à la finca en errant plus qu’autre chose. On se motive à aller à Santa Ines quand Hernan redescends de la montagne avec les mules :

« Hey, qu’est-ce que vous faites par ici, vous ne descendez pas la cascade ?! »

« C’est le jour de deuil de notre président aujourd’hui, on ne fait rien. » répondais-je un peu dégoutée de perdre la journée.

« Bon allez, venez donc chassez le lapin avec moi, ça va vous changer les idées ! » lance Hernan

Tiens donc, pourquoi pas ! Notre plan de demain est prêt on n’a plus rien à perdre !

Nous le suivons. Il est super heureux, il est léger, sa carabine dans une main, son chien de chasse tenu à une ficelle en guise de laisse dans l’autre. Il vagabonde, nous le suivons en trottinant, jusqu’à ce qu’il disparaisse dans les fourrés.

Ca y’est, on l’a perdu ! Nous attendons une bonne heure pour le voir réapparaître, pour entendre un coup de fusil mais rien ne se passe. Je décide de suivre le sentier qui monte dans la montagne. Mais jusqu’où va-t-il ? Il monte, il monte. Fred m’accompagne. Nous le suivons jusqu’à un petit sommet, puis à un autre.

Paysage de la vallée de Santo Domingo

« Allez ça suffit, ils nous attendent là ! »

« Je sais, on va juste voir jusqu’à cette dernière crête, promis, après on fait demi-tour ! »

« Mais tu le dis depuis le premier sommet ça déjà ! » me répond-t-il en rigolant, sachant que la bataille est perdue d’avance.

En haut de la dernière crête nous avons une belle vue sur une cascade similaire à celle de l’Alfombra. Tiens donc, belle verticale, débit sympa, ça pourrait encore être un projet tout ça !

« Eh mais à tous les coups c’est la source des deux cascades d’en bas ! » lance Fred

« Parce que vous avez vu deux cascades en bas vous ?! »

« Eh oh, la taupe, tu crois qu’on faisait quoi pendant que tu papillonnais dans les goyaviers ? »

Ah ouai tiens, ils faisaient quoi ?

« Beh faut aller les voir alors ! » m’impatientais-je !

« Beh c’est qui qu’on attend à ton avis ?! » rétorque-t-il « Pauvre patate douce ! »

Nous rejoignons les copains au pas de course. Toujours pas de coup de fusil. Ils ont la même idée que nous : et si on remontait le cours d’eau jusqu’à ces deux mystérieuses cascades qu’on devine à travers la forêt ?

Nous voilà trempés jusqu’à la taille, à remonter le courant comme des truites à la hâte pour voir ce que nous réserve ce cours d’eau qui n’a pourtant pas d’allure.

Il est 15h. Les rayons du soleil transpercent le feuillage et l’eau claire scintille. Quand au détour d’un virage, alors que nous ne nous attendions à rien, le cours d’eau s’encaisse d’un seul coup, sans prévenir. Les parois de roche s’érigent, les vasques se forment, les cascades sculptent le tout, le débit est super joueur : non mais c’est du délire! Personne ne peut contenir son sourire d’émerveillement puis son rire, c’est la perle des canyons ce cours d’eau ! Nous remontons tout ce que nous pouvons, mais sommes rapidement arrêtés par la paroi si lisse qu'elle nous fait glisser en arrière !

Oh la la, non mais laisse tombé la Alfombra, demain c’est LA que je veux venir ! Hugo et Fred partage mon euphorisme, mais pas David. Le pauvre, lui recherche vraiment la verticale.

« David, je te promet, je le sens, tu ne va pas être déçu demain » tentais-je de le convaincre en redescendant à travers la forêt jusqu’à la finca.

« Non mais de toute façon j’ai pas de perfo, donc sans vous y’avait aucune chance que je fasse la Alfombra ». Alors là, il me tue, devant le bijou qui nous attends, il est toujours pas convaincu !

Comme dirait Fredo, je pense toujours que ce qui est bon pour moi est bon pour les autres. Mais pas forcément. Quoi qu’il arrive, j’en crois pas mes oreilles. Parce que moi, avec un canyon comme ça, j’en dors pas de la nuit ! Qu’est ce qu’on va s’amuser !

Je rentre en trombe vers la finca en appelant Hernan ! Et je le remercie de nous avoir emmené jusque-là par en lui tapant dans la main et en lui détaillant ce que nous avons découvert. Il en croit pas ses oreilles. « Ah ben ça alors ! »

Lui il est rentré bredouille.

L’après-midi est brûlante. « Quand le soleil brûle, c’est qu’il va y avoir la tempête » nous informe Sandra.

Souper de 18h. Les gamelles sont vides!

Et effectivement, juste après souper à 18h, je monte à l’étage me planquer dans un lit, et alors que j’entends encore les rires complices de Sandra et Hernan en bas, un véritable déluge s’abat sur la vallée ! L’orage pète d’un coup, enragé, des trombes d’eau comme je n’ai jamais vu nous assourdissent. Sous le toit de tôles, nous devons crier pour nous faire entendre. Le vent soulève les tôles, qui laissent entrer la pluie et mouille nos couchages. Les animaux se réfugient où ils peuvent. Fred nous appelle tous une demi-heure plus tard et nous conseille de rester attentifs à la fenêtre. Le prochain coup d’éclair illumine la vallée et nous apercevons les eaux blanches et déchaînées de la Esmeralda, c’est incroyablement puissant. La vache ! Et la petite de Bongo c’est pareil, elle est ENORME ! Puis Hugo fait de même en nous poussant sur le balcon pour voir le torrent de Santo Domingo sortir de son lit.

Nous déplaçons stratégiquement les couchages et, malgré les gouttes, nous nous endormons en pensant au canyon de demain.

15 mars

Le chat de la finca a mis bat ce matin : 4 petits chatons ! Voilà qui nous a bien attendris avant de nous mettre en marche. La marche est facile, Hugo l'imperdable nous guide à nouveau, sur les conseils de Hernan qui est parti tôt ce matin cueillir les grains de café. Nous l’apercevons à travers la brume, en haut, sur l’autre versant.

Nous marchons à travers la forêt quand, au sommet d’une petite colline, nous voyons d’énormes trous de la taille d’une fosse septique. Je ne peux m’empêcher de penser aux horreurs de guérillas mais il ne s’agit que de chercheurs d’or qui étaient persuadés que cette colline en regorgeait. « Alors qu’ils n’ont jamais rien trouvé » rigolait Hernan en nous expliquant le soir « et que moi, sans faire d’effort, j’ai trouvé des pépites dans Santo Domingo ! »

Nous grignotons quelques mures sauvages. En arrivant au cours d’eau, fort est de constater qu’il n’y a plus d’encaissement, et nous décidons de remonter le cours d’eau jusqu’au pied de la grande cascade. Au moins, on en aura le cœur net de l’intégralité de ce canyon ! Nous trouvons quelques cascades supplémentaires, rien de folichon, atteignons la base de la grande cascade et rebroussons chemin en rappel.

Notre équipe au pied de la grande cascade

Bon, pas terrible.

Personne ne dit trop rien. On espère tous qu’il y ait quelque chose. Après tout on s’est peut-être trompés.

Nous marchons dans le cours d’eau, désescaladons, perdons en altitude.

Plus nous avançons, moins il y a de chance que nous trouvons quelque chose.

Le moindre ressaut nous réjouit, et nous misons tout sur lui, pour qu’il soit prometteur. Mais rien.

1h de marche en rivière.

J’ai les boules.

David va trop nous en vouloir !

Arrivés à un bloc, il nous faut désescalader à l’intérieur et passer derrière la chute d’eau pour continuer.

Le moral est plus bas, surtout que c’est notre dernier jour. Demain on part. J’espère qu’on a pas fait le mauvais choix. On aurait peut-être dû y aller à l’Alfombra … quand j’entends Fred :

« et c’est toujours au détour du virage que ça se passe les amis ! »

Il a ce sourire, je sais bien ce que ça veut dire, et c’est même encore mieux !

C’est parti ! Il est 13h, c’est encore très tôt avec tout ce qu’on a cavalé ! Il ne reste plus que 250m de dénivelé mais ça va le faire !

Les falaises sont là, le cours d’eau les a magnifiquement creusé, comme dans nos rêves. C’est exactement ce qu’on veut trouver en Colombie avec Fredo ! Et là c’est la perle ! La roche est super, le débit est super, les copains sont super, le temps est super ! Allez Fredo, à toi de jouer, parce que là, sans le perfo, on ne peut pas descendre !

Toujours pas de Shi-Fu-Mi parce que la veille le pauvre il a pu mettre qu’un relais mono-point et deux points plus haut ! Pas de quoi contenter un le propriétaire du Bosh !

Cascade, vasque, cascade, vasque, saut, toboggans ! Non mais vous y croyez ! Pas d’échappatoire. Tout est fabuleux ! Hugo se régale bien qu’il ne sache pas nager ! Il me fait halluciner ! Il a réussi à éviter l’eau comme un chat dans certain bouillon, et dans d’autres il m’a fait de la peine à se débattre comme un petit chien pour sortir de la vasque. Je vois que son regard prend peur, et dès qu’il sort de la vasque, il se retourne et lève le pouce vers moi, super content de s’en sortir tout seul !

Je laisse David déséquiper la plupart des ressauts, moi je noirci mon carnet étanche pour dessiner l’une de nos meilleures topos ! Il faut que ça soit exact ! Fred mets les relais et Hugo sautille pour se réchauffer ! En plus de tout ça, il a cassé le zip de sa combi 3mm, autant vous dire qu’il prend l’eau en permanence et qu’il est gelé ! Mais rien ne l’arrêtera !

« Oh la la, quand je vais le raconter à Rigo il ne va pas me croire ! » dit-il en souriant et en claquant des dents à la fois !

Nous finissons le parcours à 17h, après 4h de pures folies, d’un vrai régal. L’encaissement nous a suivi tout du long, en nous faisant cogiter sur quelques mouvements d’eau. Il doit y avoir un saut de 10m que nous avons reconnu trop tard, et un toboggan de 6m. Vous y croyez peut-être ? Nous, toujours pas !

« Numéro 2 » me lance Fred en me tapant dans le main

« Eh oh, non mais c’est toi le numéro 2 » le taquinais-je

« Patate, c’est notre deuxième meilleur canyon de Colombie ! »

« Le premier c’est l’Intro, pas vrai ? »

Il acquiesce d’un sourire.

Cette beauté s’appelle Higueron, de l’arbre fruitier environnant. C’est notre cerise sur le gâteau !

Nous arrivons complètement rincés à 18h. Lorsque nous montrons les photos à Sandra, Hernan et leur fils, ils n’en croient pas leurs yeux.

« Dire qu’il y a ça à côté de chez nous ! Pas vrai Hernan ? » Sandra partage son étonnement avec son mari.

16 mars

Jour du départ. Nous avons repoussé jusqu’au dernier moment mais là, ce n’est plus possible : après-demain on nous attend à Guayabetal, à deux heures de Bogota, pour faire une petite formation aux canyonistes locaux. Elle est prévue depuis 3 semaines déjà.

C'est l'heure de ranger tout ce matériel !

La chiva (bus de campagne 4x4 qui ressemble à un camion customisé) passe au hameau de La Vega le jeudi, vendredi, samedi et dimanche. Voilà pourquoi nous partons aujourd’hui jeudi. Depuis le temps qu’on entend parler de La Vega. Les gens du coin en parlent comme d’une capitale. C’est notre porte de sortie, en fond de vallée. Ça va nous éviter de nous retaper les 3h de marche pour remonter le versant d’en face. A la place de ça, en 1h30 presque à plat, nous arrivons à La Vega où la chiva passe à 13h.

Ce matin Hugo aide Hernan à ferrer ses mules : elles vont nous aider à porter nos charges jusqu’à La Vega.

A 6h David a déjà soigneusement roulé ses t-shirts, pantalons et pulls et ordonné sur son lit, impeccablement refait. Il se rase la barbe et se tonds les cheveux à zéro. Fred veille sur les chatons et moi je sélectionne les photos et vidéos que nous laissons à Sandra et Hernan pour qu’ils puissent les visionner sur leur télé ! Ils sont vraiment contents du cadeau !

A 10h Hernan taille la crinière de ses mules au ciseau pour qu’elles aussi soient jolies, il met sa chemise à carreau, un jean propre, sa casquette et ses bottes et charge nos « costales ». Nous avons entassés toutes nos affaires dans ces gros sacs tressés pour que ça soit plus commode à charger sur la mule.

« C’est l’heure, on y va » ordonne Hernan, alors que tout le monde se met au garde à vous !

« Non non non, on ne peut pas partir sans faire une photo ! » répliquais-je

« Oh non, pas les photos, j’aime pas ça » se rebutait Sandra, en mettant rapidement de l’ordre dans ses longs cheveux noir jais.

« Venez, venez tous ! Je veux un souvenir de notre belle équipe. Sans vous, sans votre maison, sans votre aide, rien de tout ça n’aurait été possible !» commencais-je à les remercier

« Mais on se met où » demande Hernan, pas à l’aise à l’idée de cette photo

Notre belle équipe se regroupa alors fièrement dans la cour, devant le patio de la maison. Je suis si heureuse que cette semaine ai eût lieu, et je crois sincèrement qu’il s’agit là d’un de nos plus beaux moments en Colombie. Une sacré aventure, et il n’y a aucun mot qui puisse remercier tout le monde, sinon le regard.

De gauche à droite: David, moi-même, Sandra, Fred, Santiago(devant), Hernan, un voisin et Hugo

Le miens se trouble déjà à l’idée de faire mes adieux à Sandra

« Merci d’être venus, et merci d’avoir descendu notre cascade ! » commence Sandra

Je la prends dans mes bras. J’arrive pas à regarder les gens dans les yeux.

« Merci pour tout Sandra, vraiment. »

« Mais j’ai rien fait ! »

Elle a tout fait pour nous. Elle nous a chouchoutté comme pas permis. Nous avons pu manger copieusement matin et soir, retrouvé une douche, un couchage, au milieu de ce paradis des cascades. Elle nous a remplis d’anecdotes, d’attentions si douces, de son bon rire et de sa générosité.

J’ai le cœur lourd. Alors je pars en trottinant derrière les mules. Hernan est déjà loin. Au dernier moment je me retourne pour faire coucou, je suis la dernière. Sandra et son fils sont toujours là, sur le patio, à nous regarder partir et à nous prendre en photo !

« Revenez quand vous voulez ! » criait-elle, « On vous attend ! »

Ça donne vraiment envie de revenir.

Allez zou !

Hernan, tout en menant sa mule, nous met la misère ! Je trottine à l’arrière de la file avec mon sac bien allégé grâce à la mule. David m’attends, il veille sur moi depuis le début du séjour. Je sue à grosse gouttes. Le soleil brûle à nouveau.

Une heure de trotte plus tard, je parviens à arriver essoufflée à hauteur de Hernan, qui me hisse sur la mule qui porte les déchets de la maison.

« Non mais c’est bon, je peux marcher quand même, Hernan »

« Allez, monte ! » ordonne-t-il en calant un de mes pieds dans l’étrier.

Fiou, je respire enfin !

Pauvre Fred et David derrière…

Derrière les mules, nous rejoignons le hameau de La Vega, à 1h30 de marche

Hugo a bifurqué en cours de route : il remonte le versant de German pour aller chercher Rey que nous avons abandonné il y a 8 jours déjà sur la piste. C’était pas prévu, il devait revenir le chercher avec son frère en moto, mais il n’en a fait qu’à sa tête.

Je l’ai entendu dire à Hernan avant de partir :

« A la semaine prochaine pour la pêche alors ? »

Ils se sont bien trouvés ces deux-là ! Quelle belle amitié.

Hernan reste à ma hauteur alors que nous distançons Fred et David.

« Usted es muy guapa ! » (Littéralement: Vous êtes très jolie ! )

« Comment ? »

C’est une expression locale !

« Ud es muy guapa para caminar esos montes ! Camina como un hombre! Es la primera vez que conozco una mujer tan … tesa!

(Vous êtes très brave pour marcher! Vous marchez comme un homme! C’est la première fois que je connais une femme aussi … bourrue !)

Il m’en fait d’un joli compliment !

« Alors tu vas aller voir ces belles et grandes vasques Don Hernan ? »

« Bien sûr que je vais y aller ! Il faut que je vois ça de mes propres yeux ! »

Le parking des mules, à La Vega

Nous arrivons à La Vega, ce petit hameau, le dernier arrêt de la chiva qui sert de transport à tous ces gens de la vallée. Les mules de tous les voyageurs sont attachées à l’ombre des deux uniques arbres de la placette. Il y a deux maisons, une plus grande qui sert d’hôtel aux voyageurs et un bar-épicerie, qui approvisionne toute la vallée.

La chiva arrive dans un puissant coup de klaxon digne d’un camion. Les voyageurs se hâtent. Nous chargeons nos deux « costales » dans la chiva, parmi toutes les autres qui contiennent les récoltes de café ou de légumes, le salaire des paysans.

Les gens de la place accueillent chaleureusement Hernan, il est connu comme le loup blanc et surtout : il est apprécié. Chacun veut parler à Hernan, chacun veut lui serrer la main, entrer en contact avec lui. Une dame lui demande un service, puis une autre. Il est très serviable, gentil et généreux. Voilà pourquoi il est tant apprécié. Il n’y a pas de secret. Il se dévoue aux autres dans une bonté étonnante.

Lorsque nous réglons les comptes, Sandra nous demande la somme ridicule de $10.000/jour/personne (3€) pour les repas et le couchage. J’en suis sidérée ! Nous avons rajouté un quart du prix global.

Hernan demandait pour sa mule et le jour de guidage, la modique somme de $45.000 (sans compter le secours bien sûr). C’est pas possible, ça vaut tellement plus.

Quand David lui donne les sous que nous avions regroupé, et qu’Hernan s’aperçoit que nous l’avons payé le double, il adresse à David le regard d’homme le plus sincère qui soit : droit, droit dans les yeux.

« Dio le pagué… Dios le pagué »

Cette expression est si touchante.

« Que Dieu vous le redonne »

Cela dépasse de loin un simple merci, encore plus venant de la part de ces gens.

Lorsque la chiva lance l’appel du départ, Hernan est affairé à aider une dame à charger ses cargaisons sur la mule. A l’appel, il se retourne vers nous et tant pis pour les barrières culturelles et sociales : je coure vers lui et lui saute au cou pour le remercier.

Au départ il est surprit, puis il comprend.

C’est notre manière à nous de dire merci.

« Il faudra qu’on revienne pour manger la guaaaguaa ! » lui fis-je en me défaisant de lui, ce qui le fit rigoler de bon cœur.

La chiva de La Vega

La chiva est pleine à craquer de gens, de chargement, de costales, d’enfants et de vieux. La bonne humeur est générale. Tout le monde est content de voyager ! Les hommes sont tous vêtus d’un jean, d’une chemise à carreau à manche courte repassée et coiffés d’un chapeau. Ils portent tous à une épaule ce tissu en coton, soigneusement plié. Ils sont élégants.

Je me dis qu’en France, il y a deux générations, les hommes étaient encore aussi élégants.

La chiva démarre dans un gros vrombissement, les retardataires sautent et s’accrochent sur les côtés, en route !

Nous agitons vivement les mains en direction de Hernan, qui nous regarde partir

« AU REVOOOOOIR !!! »

La chiva remonte tranquillement la piste, en secouant tous ces passagers, ce qui les fait rire. Nous nous arrêtons de temps à autre pour monter ou descendre une cargaison, mais mon esprit divague ailleurs, vers cet endroit et toutes ces aventures qui sont déjà des souvenirs.

Terminez l'aventure dans les douceurs du printemps, en imprimant le dernier chapitre de l'Antioquia ici.


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